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exemplaires différens. Ce n’est pas que l’écrivain se fût laissé aller à son imagination ; mais il usait, en artiste habile, de son talent pour distribuer la lumière et les ombres, rejetant certains faits à l’arrière-plan, éclairant les autres d’un rayon impitoyable, résumant en quelques phrases incolores les événemens qui l’incommodent, mettant dans le récit de ceux qui servent sa cause toutes les facultés du conteur dramatique et du peintre de mœurs ; portant, enfin, comme le dit son illustre adversaire M. Lecky, à sa dernière perfection l’art de fausser l’histoire sans articuler un seul mensonge.

J’ai hâte de me retrouver sur un terrain où les préjugés de l’école n’obscurciront plus la conscience de l’historien, et où sa bonne foi sera définitivement à l’abri du soupçon. La question irlandaise l’avait conduit à l’étude des questions coloniales. En 1874, il partit pour l’Afrique du Sud, non pas tout à fait comme touriste, mais avec une mission officieuse d’un caractère indéfini. « Voyez ce qui se passe là-bas, lui avait dit lord Carnarvon, et vous nous direz ce que vous aurez vu. « Il vit les choses et les vit trop bien, au gré de ceux qu’il était allé observer, et même de ceux qui l’avaient envoyé. Il avait quitté l’Europe la tête farcie des chimères pastorales de Carlyle, qui rêvait un large courant d’émigration agricole pour soulager les grandes villes de leur dangereux trop-plein. La terre moralise, disait-on à Chelsea. Tel vagabond de l’East-End deviendra, dans un autre hémisphère, un bon père de famille, un excellent fermier. Ainsi, sur un sol neuf, l’humanité, replacée dans ses conditions primitives, retrouvera, sinon les vertus de l’âge d’or, du moins cette civilisation patriarcale qui a fait, originairement, sa moralité et sa force. M. Froude constata bien vite que l’Angleterre exporte surtout, en Afrique, des chercheurs de diamans, des entrepreneurs de cafés-concerts et autres industriels qui spéculent sur la luxure ou la bêtise humaine. Le rêve d’une société rurale, il le trouva réalisé, non par des Anglais, mais par des hommes que les Anglais méconnaissaient et calomniaient grossièrement. Ces Boërs, qu’une philanthropie hypocrite représentait comme des brigands, persécuteurs des races natives, lui apparurent tels qu’ils étaient, tels qu’ils sont encore : simples, laborieux, hospitaliers, craignant Dieu et rudes à eux-mêmes, semblables en tout à ces compagnons de Hampden qui, la Bible dans une main et le manche de la charrue dans l’autre, défrichèrent les forêts de la Nouvelle-Angleterre.

Toute cette histoire de la colonisation africaine, depuis le moment où les Anglais avaient mis le pied au Cap pour la première fois en 1795, n’était qu’une longue série de trahisons, d’iniquités et de sottises. En se saisissant de cette florissante colonie, le gouvernement