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bien que la loi allemande se ressente encore de l’esprit féodal et ne connaisse que le patron comme représentant de l’industrie, la situation de l’ouvrier diffère beaucoup de celle de l’ouvrier autrichien : il peut quitter son patron en l’avertissant quelques jours à l’avance, il n’est point tenu d’avoir un livret, il peut se mettre en grève, il est électeur, et, dans les sociétés telles que l’Union des métiers, la Ligue des ouvriers berlinois, ne mêle que trop la politique à l’action professionnelle. « Les corps de métiers, écrivait le Volkstaat, sont les places d’armes, les champs de manœuvres où s’instruisent les soldats du socialisme. » Le goût de l’association, le sentiment de la hiérarchie demeurent très puissans en Allemagne, mais on commence à craindre que le socialisme d’état bismarckien n’ouvre la porte au socialisme purement révolutionnaire, en préparant des cadres, des moyens d’action aux ennemis de la paix publique, et qu’Henri Heine n’ait été prophète en prédisant à ses compatriotes une révolution auprès de laquelle notre Terreur de 1793 semblerait une idylle.


III

Si la loi de 1884 n’a que des effets peu sensibles parmi les ouvriers, elle a au contraire profondément remué le monde agricole, qui en tire les conséquences les plus heureuses et les plus inattendues. Elle n’était nullement faite pour lui. Deux délibérations à la chambre, une délibération au sénat avaient en lieu, sans qu’on eût soufflé mot des agriculteurs ; on allait les oublier encore, lorsqu’un sénateur républicain, M. Oudet, s’avisa de demander qu’on ajoutât le mot agricole à l’article 6, qui est ainsi conçu : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. » La grande dédaignée était admise, mais d’une manière incidente, en quelque sorte à la dérobée, comme un pauvre honteux qu’on laisse entrer par la porte de service : plus d’un sans doute qui vota l’amendement de M. Oudet avait ses pensées de derrière la tête et ne s’imaginait guère que ce simple mot recouvrit tant de choses nouvelles ; mais, comme on sait, les bonnes actions ressemblent aux sirènes, il ne faut regarder ni les motifs des unes ni la queue des autres. Quelques hommes d’action, MM. Deuzy, Sénart, Milcent, Welche, de Ladoucette, Léon Marquiset, Galmiche Bouvier, comprirent aussitôt quel parti on pouvait tirer de la situation, se mirent à l’œuvre et prêchèrent avec ardeur la croisade des syndicats agricoles ; à leur tête, M. Deuzy, véritable Pierre l’Ermite de l’idée, parcourut la France, annonçant la bonne nouvelle, stimulant les indécis, réveillant de sa torpeur le monde agricole,