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Quand il eut reconnu la vanité de sa chimère, renonçant à sa grande fête de l’église Saint-Barthélémy et à son archevêque de Magdebourg, primat de Germanie, il remplaça sa première idée par un projet plus vraiment prussien, et il se montra disposé à laisser la couronne impériale à la maison de Lorraine en l’autorisant à s’en servir, pourvu qu’elle fît du roi de Prusse le généralissime héréditaire de toutes les armées allemandes. Après réflexion, s’étant convaincu qu’elle n’y consentirait jamais, il se résolut à devenir malgré elle empereur d’Allemagne. Mais il n’entendait pas recevoir la couronne du parlement de Francfort de cette assemblée suspecte, « mélange bâtard de l’homme et du diable. « Il voulait que l’empire lui fût offert par l’unanimité des princes allemands. L’Autriche devait y mettre bon ordre, et il unit par comprendre qu’un jour ou l’autre il faudrait en découdre ; plus d’une fois, quoiqu’il n’eût pas l’humeur guerrière, son épée tressaillit dans le fourreau. Mais que faire ? Comment sortir d’embarras ? Il voyait dans l’Autriche son alliée naturelle contre la révolution, contre les puissances sataniques, et cette même Autriche était l’éternel obstacle à toutes les ambitions prussiennes. De toutes les contradictions qui le tourmentaient, ce fut la plus cruelle. L’Autriche était à la fois sa fidèle amie et sa mortelle ennemie ; il la bénissait et il se croyait tenu de la maudire, il la maudissait et il se faisait un devoir de la bénir. Comme le prophète Balaam, il voyait monter devant lui un sentier entre les vignes, avec un mur de chaque côté, et son ânesse, qui était sa conscience, refusait d’avancer : elle avait aperçu l’ange de l’Éternel, qui, son épée une dans la main, lui barrait le passage. Balaam battit son ânesse ; Frédéric-Guillaume IV ne battit jamais la sienne, il la tenait pour inspirée.

Les contradictions instruisent les philosophes ; ils en dégagent des vérités supérieures où les contraires se concilient. Les hommes d’action doivent faire leur choix, et tout choix suppose un sacrifice. Quiconque se refuse à choisir et à rien sacrifier se condamne à ne rien faire, à laisser passer les événemens qui lui déplaisent, sans autre profit que. le stérile plaisir de les juger. Frédéric-Guillaume IV, qui était le plus exalté des indécis, ou le plus indécis des exaltés, en était réduit à se fâcher, à gémir, à prédire comme Jonas la ruine de Ninive, après quoi il s’écriait en allemand ou en latin : « J’ai dit et j’ai sauvé mon âme, dixi et salvavi animam meam ! » Sa situation eût été tragique s’il n’avait en un fonds presque inépuisable de belle humeur, tous les goûts d’un dilettante et d’un bon vivant et le don de se distraire. Au surplus, les prophètes eloquens prennent facilement leur parti des malheurs qu’ils ont annoncés ; quand l’événement avait justifié ses sinistres prédictions, Frédéric-Guillaume plongeait bien vite sa plume dans son royal encrier pour écrire à son cher Bunsen : « Eh bien ! mon ami, que vous en semble ? Qui de nous deux avait raison ? »