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Toutefois, il est dangereux de caresser des chimères, de s’asservir, de s’abandonner aux idées troubles, la santé du cerveau finit par en souffrir. Dès 1858, à l’âge de soixante-trois ans, ce souverain, dont on peut dire qu’il était « le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume, » dut instituer une régence, se décharger sur son frère des devoirs du gouvernement. Il se survécut deux ans, pendant lesquels cet homme, qui avait tant parlé, ne trouvait plus ses mots et s’affligeait de ne pouvoir se faire comprendre. L’avait-on jamais compris ? Ceux de ses sujets qui le respectaient le plus se plaignaient souvent qu’il parlât une langue qui n’était pas celle de son siècle et qu’ils entendaient mal. Son successeur, Guillaume le sage et l’heureux, a toujours su se faire entendre. Dans tous les discoure qu’il a prononcés comme dans ses bulletins de victoires, on découvre sans peine quelques phrases écrites pour à le second violon ; » mais le reste est si clair, si net, que le grand Frédéric lui-même n’y trouverait rien à redire.

Les Prussiens, grisés par leurs gloires récentes, n’ont gardé qu’un médiocre souvenir du règne effacé de Frédéric-Guillaume IV. Ils lui ont souvent reproché ses hésitations, ses faiblesses, ses défaillances, les atteintes portées impunément à sa dignité souveraine, la principauté de Neuchâtel dont il s’est laissé dépouiller, les dégoûts et l’humiliation d’Olmütz, les occasions qu’il a manquées.sa conduite louche et vacillante pendant la guerre de Crimée. Il a eu la bonne fortune de trouver un apologiste discret, mais convaincu, dans le plus grand historien qu’ait produit l’Allemagne. Ranke a défendu plus d’une fois sa mémoire contre des accusations qui lui semblaient outrées ou injustes. Selon lui, ce règne n’a pas été aussi stérile qu’on se plaît à le dire. En demeurant neutre jusqu’à la fin de la guerre de Crimée, en multipliant les échappatoires, en se dérobant par ses gémissantes résistances à toutes les obsessions des puissances occidentales, Frédéric-Guillaume IV s’est acquis la gratitude de la Russie et a préparé une entente sans laquelle le roi Guillaume eût été incapable de rien entreprendre. Ses complaisances pour l’Autriche, dont il a été mal récompensé, ont prouvé à la Prusse qu’aucun accord n’était possible entre Berlin et Vienne, qu’il faudrait tôt ou tard en venir aux grands moyens, qu’il y a des questions qui ne se résolvent que par le fer et le feu. Enfin, il a montré, dans des jours orageux, que, s’il s’accommodait quelquefois aux temps, il n’était pas prêt à tous les sacrifices. Il accorda beaucoup à son peuple en lui octroyant une charte, mais il sut réserver et sauver tous les droits essentiels de la royauté, et il les a laissés en héritage à son successeur. La couronne qu’il lui a transmise était une vraie couronne prussienne, garnie de tous ses joyaux ; il avait le droit dédire : « Regardez, je les ai disputés à l’émeute, et il n’en est pas un seul qui se soit perdu par ma faute ; le compte y est ! »