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Allemands et n’imitez personne. Défiez-vous des théories, des doctrines ; ce que les doctrinaires vous donnent pour une idée n’est souvent que l’abstraction d’une existence étrangère. Défiez-vous aussi des factions et de leurs programmes ; quand, le scalpel en main, on analyse les partis, on finit toujours par y trouver comme leur vrai fond je ne sais quoi d’irrationnel qui ressemble à une force aveugle de la nature. La grande erreur de notre temps est de chercher le bonheur et le salut des sociétés dans la sagesse des assemblées délibérantes et dans les constitutions écrites. La vraie destinée de la Prusse est d’être et de demeurer une monarchie militaire. Sans doute, toute institution est perfectible ; les besoins, les désirs changent, il faut s’accommoder aux situations nouvelles ; mais ne touchez pas aux principes, on se tue en les détruisant. La vrai représentant des intérêts d’un peuple est son souverain héréditaire, qui a la tradition et les secrets de l’histoire, et la souveraineté populaire est une superstition incompatible avec l’ordre social. L’État n’est pas seulement destiné à protéger les intérêts privés ; sa principale mission est de leur apprendre à se sacrifier aux intérêts généraux. Tâchez donc de trouver votre bien particulier dans le bien public, et la récompense de vos renoncemens dans le témoignage de votre conscience. Aussi bien, que sert-il de s’insurger contre le droit historique ? Les vents du ciel promènent çà et là les sables du désert, ils laissent les montagnes à leur place. » Il y a dans cette argumentation un mélange de vrai et de faux. Si Ranke méprisait trop la théorie, nous autres Français nous méprisons trop l’histoire. « Je fais quelquefois de beaux rêves pour mon pays, a dit un écrivain très sensé, auteur d’un excellent livre sur le Paradoxe de l’égalité ; un de mes rêves favoris est que nous renoncions enfin à chercher le vrai dans la simplicité et l’uniformité.[1] »

Ranke demeura toujours fidèle aux idées qu’il développait entre 1832 et 1836 dans sa Revue historico-politique. C’est ainsi qu’il traduisait en prose les élégies et les odes fort imagées de Frédéric-Guillaume. Il ne fallait pas lui demander d’emboucher le clairon des prophètes ni d’exposer la loi des sociétés en s’accompagnant sur la harpe mystique ou sur la viole des troubadours. Il pensait qu’il y a deux sortes de royalisme, le royalisme de sentiment, qui est une religion, et le royalisme de raisonnement, qui est une philosophie, et il raisonna toujours. Il lui était impossible de voir dans le libéralisme une invention de Satan, et quand il lui arrivait de parler « des puissances démoniaques, » il entendait par là qu’il y a dans l’humanité quelque chose d’inconscient, que de mystérieux entraînemens l’obligent parfois à faire le contraire de ce qu’elle veut et à trouver son malheur où elle cherchait son bien.

  1. Le Paradoxe de l’égalité, par Paul Laffitte. Paris, 1887 ; librairie Hachette.