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cette époque, qui va de la Littérature (1800) à Delphine (1802) et un peu jusqu’à Corinne (1807), semble comme partagée entre une idée et un sentiment, dont l’une est consolante et fait sa joie, l’autre douloureux et lourd à son âme. Elle mettra l’une dans ses théories, l’autre dans ses romans. L’idée est celle du progrès et du progrès par les lettres. Le sentiment est celui de la misère humaine, et surtout de la misère qui suit les grandes âmes dans leur recherche ou du bonheur ou de la gloire. Tous les maîtres de Mme de Staël retrouveraient là leurs leçons. Car si le XVIIIe siècle presque tout entier a cru au progrès social par l’influence de la littérature, Rousseau, qui n’y croit point, se reconnaîtrait dans ce sentiment amer de l’isolement d’un grand cœur au milieu du désert humain. — De sorte, pourra-t-on dire, que la pensée de Mme de Staël repose sur une idée et un sentiment dont le concours est une contradiction ? — Non pas, peut-être ; car rien ne s’allie mieux qu’un fonds de pessimisme à une foi, religieuse ou autre. L’amertume des sentimens, étant une protestation contre un certain ordre de choses, n’est souvent qu’un appel à un ordre meilleur, et il est difficile qu’il y ait appel sans qu’il y ait confiance. Mme de Staël sent que les âmes nobles sont malheureuses : il suffit qu’elle espère qu’il en sera de moins en moins ainsi. Pour elle non-seulement elle persiste en ses idées de progrès, mais s’y attache encore et les aime, d’autant plus qu’elle les croira réparatrices, plus opiniâtre à croire à ce qui promet un grand avenir, à mesure qu’elle trouvera plus triste le présent. Mais, pour cela, il faut que la théorie du progrès soit une croyance en effet et une foi ; car, si elle n’était qu’une considération, elle courrait risque d’être ruinée vite par le sentiment, si différent, sinon contraire, qui vit auprès d’elle. C’est bien une religion, chez Mme de Staël, comme chez Condorcet, que le progrès continu de l’humanité éternellement éclairée par les écrivains, les poètes, les philosophes, les « esprits penseurs. »

Cela se voit bien au ton et à la méthode de son livre de la Littérature. Ce livre n’est pas autre chose qu’une apologétique. On y sent, comme dans quelques-uns des ouvrages de ce genre, une conclusion qui a précédé la recherche et le double soin d’entasser tout ce qui est favorable à cette conclusion et de négliger le reste. Trois idées dominent tout l’ouvrage : les littératures sont l’expression et aussi les fermens d’activité morale des sociétés, — le progrès existe, venant des littératures, et revenant à elles aussi, du fond de la conscience nationale, en telle sorte qu’il n’y a pas un siècle qui ne soit supérieur au précédent ; — les lettres fondent la liberté et elles en vivent.

Tout cela est, certes, bien contestable, peu prouvé jusqu’à