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à contempler les étoiles, le dédain de son corps, en un mot, et l’abus de ses forces. Il mourut de consomption à quarante-cinq ans, auprès d’une sœur digne de lui par l’élévation de l’âme et la bonté, en répétant qu’il ne regrettait rien et que, jusqu’à sa dernière heure, il jouissait de la vie autant que jamais.

Thoreau n’avait habité Walden qu’ira peu plus de deux ans ; il déclara ensuite avoir eu d’aussi bonnes raisons pour quitter les bois que pour y aller. De son ermitage, il reste une pyramide de pierres, annuellement saluée par des centaines de fidèles qui contribuent à la grandir en y ajoutant chacun son caillou. Alors même qu’il l’habitait, il y recevait bien quelques visites ; lui-même nous dit plaisamment qu’il avait trois chaises, l’une pour la solitude, l’autre pour l’amitié, la troisième pour la société.

A la solitude, il dut ses plus grandes jouissances et ses plus hautes inspirations, mais il n’aurait pu, même pour l’amour d’elle, abjurer certaines affections en échange desquelles il reçut les témoignages d’un véritable culte, ceux qu’il aimait recourant à lui comme à un confesseur et à un oracle. Il va sans dire que ces affections-là étaient rares ; leur intensité contenue se reflète dans les pages célèbres qu’il a écrites sur l’Amitié. On ne peut se figurer Thoreau en commerce de camaraderie avec personne : « Je prendrais aussi bien le bras d’un orme ou d’un chêne que le sien, » disait un de ses amis. Il était difficile, en effet, de se placer sur un pied d’égalité avec cet être chaste et fort. Sa vraie compagne était la nature, parce qu’il lui semblait difficile de toucher ce qui est essentiellement l’humanité à travers la civilisation et le convenu. Néanmoins, il savait apprécier à ses heures le contact des grands esprits réunis autour d’Emerson, et lui-même, avec le temps, dut se résigner à voir les pèlerins affluer chez lui ; mais il préférait à tous les propos de salon une histoire rustique empreinte de vérité, comme savaient en conter les fermiers qu’il fréquentait au cours de ses promenades. Il faut dire que cette race d’émigrans établis dans le pays dès la fondation de Concord, braves contre les Indiens et contre les Anglais ; ardens patriotes, énergiques défenseurs de leurs droits, n’avaient rien de vulgaire. L’un d’eux, Hosmer, a inspiré à Thoreau la belle page où il nous montre ce vieillard à face pâle, marchant l’âme contente auprès de sa charrue pour la cinq-centième fois :

« La vie humaine peut être transitoire et pleine de soucis, mais l’esprit éternel qui mesure l’étendue d’un printemps à un autre, de Columelle à Hosmer, est supérieur au changement. Je m’identifierai à ce qui n’est pas mort avec Columelle et ne mourra pas avec Hosmer. »