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faire passer par un laminoir qui les débarrassât de toutes les vieilles notions ; « et même, ajoute-t-il, le feu eût-il pénétré partout, il se trouverait encore un œuf caché, ici ou là, qui viendrait évoquer le passé, rappeler que le blé d’Égypte nous a été légué par une momie. » Mais ce ne sont là que des paradoxes ; en réalité, aucun pessimisme amer n’accompagne chez lui le goût de l’isolement ; sa raillerie est bienveillante au fond. S’il témoigne un certain mépris des théories philanthropiques à la mode, c’est qu’il croit que la meilleure façon de secourir est encore de prêcher d’exemple. Au lieu d’aspirer au projet ambitieux de réformer le monde, que chacun se mette à quelque libre travail. « Communiquons aux autres notre courage et non notre désespoir, notre santé plutôt que nos maladies. Le matin nous apporte une invitation joyeuse à faire de notre vie une vie d’innocence et de simplicité,.. écoutons le matin. Les Védas assurent que toutes les intelligences s’éveillent avec lui ; la poésie date de cette heure-là, les héros sont enfans de l’aurore. »

Chaque saison prodigue ses conseils au solitaire, tous les bruits de la forêt ont pour lui un sens moralisateur. Au réveil, il se baigne et se renouvelle dans son lac. Les bois l’environnent sans aucune échappée sur le monde ; il peut donc se croire bien plus loin de lui qu’il ne l’est en effet. Point de journaux ; toutes les rumeurs, y compris celle d’une révolution en France, lui feraient l’effet de commérages oiseux. Il ne mesure pas le temps : « Le temps, c’est le « ruisseau où je vais pêcher. J’y étanche ma soif ; mais, tandis que je bois, je découvre le sable au fond et je sais combien il a peu de profondeur. Le mince courant glisse plus loin, plus loin, et l’éternité demeure. Je ne suis pas capable de compter jusqu’à un ; j’ignore la première lettre de l’alphabet… »

Son esprit, si orgueilleux devant les hommes, s’humilie. Il attend la résurrection de l’insecte qui tout à coup s’échappe, ailé, de la prison où il gisait à l’état de larve informe. La vraie lumière, en nous aveuglant, ne serait pour nous que ténèbres aujourd’hui, mais il y aura d’autres aurores que celles qui ont été contemplées par nos yeux mortels ; notre soleil n’est qu’une « toile du matin. » Tels sont les conseils, les leçons qui se dégagent du lac forestier et des moindres cailloux, des moindres berges de ses rives. On comprend que Henry Thoreau, bien qu’il ne pratiquât en fait de culte que la prière silencieuse dans les grands bois, soit devenu le chef d’une sorte d’église qui tint sa place à Concord entre les églises unitairienne et orthodoxe, celle des « promeneurs du dimanche, » laquelle conquit depuis lors beaucoup d’adeptes à cette église, il ne manqua pas même un martyr, Henry Thoreau ayant vraisemblablement payé de sa vie tant de fatigues démesurées, tant de nuits passées sur le sol nu