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ravager la mâture. Tout boulet, au contraire, qui tombait à l’eau, était pour lui un boulet perdu. Le malheureux! il oubliait les ricochets. Quand la mer était belle, — et c’est généralement par belle mer qu’on combat, — le ricochet, dans le tir à boulets ronds, valait le coup de plein fouet. Il n’en est pas de même avec les projectiles ogivaux, qui ont des ricochets insensés.

Saccager la mâture ! Le dépositaire religieux des vieilles traditions de la république et de l’empire ne sortait pas de là. Le navire se balance de droite et de gauche dans ses mouvemens de roulis ; c’est en quelque sorte un tir au vol qu’il s’agit de pratiquer. « Tirez toujours quand le navire se relève, » nous répétait avec conviction notre mentor. Ces beaux principes ont été, pendant plus de vingt ans, la cause de nos revers. « Comment donc, me demandera-t-on sans doute, s’y prenaient les Anglais pour arriver à un meilleur résultat? » Les Anglais, en fondant leurs pièces, laissaient au milieu de la volée un léger excédent de métal, — une masse de mire. — Leur ras de métal devenait ainsi une ligne parallèle à l’axe. Ils ne visaient pas mieux que nous ; seulement ils visaient plus bas. Il n’en fallut pas davantage pour qu’ils nous massacrassent. Le mal que peut faire un faux principe est incalculable. On a vu le capitaine Épron, capturé sur la Piémontaise par la frégate anglaise le San-Fiorenzo, reprocher à ses canonniers « d’avoir tiré comme des ânes[1]. » Les canonniers auraient pu répondre : « Nous avons tiré comme on nous l’a enseigné. » Pareil mécompte s’est produit dans le combat de la Didon et du Phénix. Le commandant Milius était un des meilleurs manœuvriers de l’époque : il passa plusieurs fois à poupe de la frégate anglaise sans parvenir à mettre un boulet à bord.

Je ne crois pas que le capitaine Mourgues ait réformé, sur la frégate la Bellone, des idées généralement admises. Les canonniers qu’il mit tous ses soins à instruire ne tirèrent probablement pas plus juste ; ils tirèrent du moins plus vite. Les capitaines de la Bellone et de l’Iphigénie firent le reste : ils combattirent l’ennemi vergue à vergue. Dans un combat à brûle-pourpoint, les erreurs de tir disparaissent. Quand les canonniers s’arrachent des mains les refouloirs et les écouvillons, il est bien permis de considérer les hausses comme un luxe inutile. Le ministre Decrès demandait au capitaine Bouvet le secret de ses éclatans triomphes. « Je préfère, répondit ce héros modeste, recevoir la première volée de l’ennemi ;

  1. Voyages et combats, par Eugène Fabre, sous-directeur au ministère de la marine, 1886. Excellent ouvrage dont je ne saurais trop recommander la lecture. Jamais les archives de la marine n’avaient été fouillées avec autant de conscience, de patience et de fruit.