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de clair-obscur, donner de la couleur aux motifs en apparence les plus simples. Cette réaction contre la froideur des deux maîtres toscans alors le plus en vogue, Mino de Fiesole et Matteo Civitate de Lucques, était nécessaire ; peut-être dans son zèle Verrocchio dépassa-t-il le but. Mais ce qui prête le plus de charme aux compositions de ses dernières années, c’est la douceur de ses types, par exemple dans son saint Thomas, une sorte de sourire attristé, désillusionné, le sourire léonardesque.

Verrocchio cultivait aussi la peinture, mais ce fut tant pis pour lui, car il ne s’éleva pas au-dessus du médiocre. C’est donc à ses confrères que nous devons demander de quelle nature étaient les enseignemens qu’ils pouvaient donner à notre jeune débutant. Comme à toutes les époques où l’inspiration faiblit, il régnait alors de par les ateliers florentins un esprit de discussion, de critique à outrance, propre avant tout à décourager et à énerver. Ne pouvant plus produire des œuvres simples et fortes, comme les glorieux maîtres de la première moitié du siècle, les Masaccio, les fra Angelico, les Piero della Francesca, voire les Andréa del Castagno, chaque peintre cherchait à faire du nouveau, de l’extraordinaire, de la terribilità ; — c’est le mot par lequel Vasari désigne cette préoccupation, — et par là de se mettre au-dessus de la critique. Rien de plus maniéré que ces peintures florentines de la fin du XVe siècle ; on donnerait volontiers toute la science d’un Pollajuolo pour un peu d’inspiration. En matière de beauté féminine, l’idéal d’alors était un type souffreteux, morbide, des visages pâles et amaigris, aux paupières alourdies, aux regards voilés, au sourire attristé, séduisans malgré l’incorrection des lignes, et comme reflétant un dernier rayon de la poésie mystique du moyen âge. Cet idéal, également éloigné des figures robustes et presque viriles de Masaccio, de Piero della Francesca, d’Andréa del Castagno, et de la distinction sévère, mais sèche, de celle de Ghirlandajo, fut poursuivi en premier lieu par fra Filippo Lippi, imité en cela par son fils Filippino et par Botticelli, « l’inquiet, l’incorrect et l’exquis Botticelli ». C’était le maniérisme sous une de ses formes les plus dangereuses.

Il fallut toute la puissance du génie de Léonard pour tirer la peinture de cette impasse. Après s’être attaché à obtenir un contour plus affiné, un modelé plus souple, des formes plus pleines, il renouvela l’idéal de ses compatriotes en greffant sur leurs figures trop sentimentales et trop maladives la suavité et la morbidesse de la beauté milanaise, qui tient un si juste milieu entre l’opulence des lignes et des formes propres aux Romaines et la maigreur du type florentin. Mais lui aussi fit la triste expérience que désormais Florence agonisait : c’est au dehors qu’il dut chercher des modèles, des protecteurs et des élèves.