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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/702

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et la Tyne; il respirait un air épais, nauséabond, enfumé par les hauts-fourneaux et que rougissait faiblement un soleil invisible. Il entendait des grincemens et des sifflemens de machines travaillant comme des forçats; il contemplait une eau bourbeuse, qui charriait des immondices, et dont les souillures lui semblaient moins répugnantes encore que celles des âmes qui habitent cet enfer de fumée et de bruit. Il s’est promis de ne plus être si sensible aux ivresses des printemps florentins. Peu auparavant, il avait rencontré dans une excursion un campement de prédicateurs méthodistes. Douze villageois, rangés en cercle, écoutaient bouche béante un jeune homme en redingote longue, à la large face blême, qui, gesticulant et hurlant, leur démontrait la nécessité de se rendre à l’appel de Dieu et de se transformer en enfans de lumière. — «Je sentis, nous dit-il, que, dans une certaine mesure, nous étions en sympathie, lui et moi, et que, bien qu’idées ou occupations, nous n’eussions rien de commun, il y avait entre nous un lien plus étroit qu’entre moi et plusieurs de mes amis, dont je goûte les tableaux ou les compositions musicales, et qui sont assez polis pour lire et louer mes livres. Oui, certainement, ce prédicant méthodiste, qui peut-être n’a jamais vu un antique, ni entendu un opéra, ni lu un roman, m’aurait compris si je lui avais dit qu’il y a dans la vie des occupations juvéniles, mais qu’il y a autre chose aussi. »

Les Anglais, qui sont le plus manichéen de tous les peuples, ont différens procédés pour résoudre les questions de conscience. Les uns ménagent de subtils accommodemens entre Ahriman et Ormuzd; d’autres sont des révoltés, des insurgés qui, de parti-pris, sacrifient Ormuzd à Ahriman. Une Anglaise, aussi distinguée que belle, mariée à un prince sicilien, me disait un jour : «Honneur à qui reste dans son pays pour y remplir ses devoirs! mais, puisqu’on n’a qu’une vie à passer ici-bas, il faut la commencer et la unir dans le Midi, dans le pays des belles choses et des sensations agréables. Si on m’en accorde une seconde, je l’emploierai à m’acquitter de l’arriéré de mes devoirs anglais. » Nombre de ses compatriotes comptent avec le monde et avec ses jugemens; ils cachent leurs plaisirs et n’exercent en public que leurs vertus. M. Vernon Lee, qui a peu de goût pour les hypocrites, mais qui est à la fois un enthousiaste et un timoré, pensa tout arranger en nous promettant que désormais il prendra l’art moins au sérieux et la vie plus au tragique. Ses plaisir, s lui sont trop chers pour qu’il consente à y renoncer ; il admirera Raphaël quand il n’aura rien de mieux à faire. Mais son illusion est grande s’il se flatte de se mettre ainsi en règle avec son ami le prédicant méthodiste.

Hegel, que M. Lee considère comme « le concile de Trente de l’esthétique, » a fait une admirable peinture de ce qu’il appelait la conscience malheureuse, et la seule consolation des consciences malheureuses