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vertige. Un département tout entier, celui de Seine-et-Oise, est une espèce d’anneau de Saturne que le voisinage d’une grosse planète empêche de se constituer solidement. Versailles n’est pas le centre d’un système séparé : c’est un globe refroidi qui gravite dans l’orbite d’un astre plus puissant.

Nos grandes villes, à leur tour, sont les reines d’autant de systèmes secondaires, fondés principalement sur les nécessités industrielles et commerciales. Leur sphère d’influence dépasse de beaucoup les limites d’un département. Or, la grande loi qui préside à la formation de ces groupes, ce n’est pas l’arbitraire du législateur, c’est l’intérêt privé ; ce sont les relations libres et spontanées des hommes entre eux. Voilà la règle suprême qui arrête l’essor d’une cité au profit de sa rivale. On rencontre souvent en province de petites villes assez heureusement situées, qui ne peuvent se consoler de rester médiocres. En vain elles appellent sur leur clocher les faveurs du gouvernement. En vain, elles se sont enrichies des votes de leur député. Dix ou quinze lieues plus loin, une grande ville fait contre-poids et tire à elle sans effort le commerce et l’industrie de la contrée.

La réforme la plus libérale n’y changera rien. Il ne dépend pas de nous de modifier le cours des choses. En perfectionnant les moyens de transport, on a rapproché le paysan de la grande ville, et il est tout naturel que cette attraction supérieure contre-balance celle du clocher. Ces réflexions prennent un tour saisissant, lorsqu’on visite une de nos innombrables ruines féodales, et que, debout sur les glacis du château, on aperçoit en bas l’ancien bourg à tournure presque noble, avec ses toits pointus, ses pignons, ses poivrières, parfois un beffroi, une église flamboyante encore de rosaces, dont les verrières ouvragées s’illuminent au soleil couchant. Plus loin, très loin dans la plaine, on distingue les habitations neuves dispersées, comme des moutons lâchés dans la verdure. Pourquoi le troupeau ne s’est-il pas ramassé autour du vieux bercail, si intime, si chaud en hiver, si frais en été, et toujours rempli de souvenirs ? La réponse, demandez-la aux longs rubans de routes bien damés, séduisans à l’œil, qui s’éloignent du bourg dans toutes les directions, disparaissent un instant sous les arbres, puis filent comme une flèche et promènent une courbe légère, vaporeuse, sur les dernières collines de l’horizon. Ces routes portent des noms divers : Tours, Orléans, Bordeaux, etc. ; mais il y en a toujours une plus belle et plus engageante que les autres, qui s’appelle Paris. Voilà ce qui fait rêver le journalier que vous voyez là-bas, appuyé sur sa pioche, le dos tourné au vieux château. Pourquoi irait-il s’enfermer dans des murailles, lorsque la sécurité est