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offre pourtant sur un grand nombre de points et de valeur parfois très haute ; mais il n’y a personne dans le pays pour les exploiter: les Grecs et les Arméniens sont commerçans, banquiers ou marins, non industriels ; les Turcs ne sont ni l’un ni l’autre. Il faudrait donc que des industriels éclairés vinssent d’Europe pour mettre les pays du Levant en exploitation : mais ils y trouveraient des richesses naturelles et des forces motrices inaccessibles, sans aucune voie pour en faire circuler les produits. L’état d’abandon où la bonne nature est laissée ne serait compris de personne parmi nous: pour y croire, il en faut être témoin. J’en pourrais citer mille exemples; je n’en citerai qu’un. Dans la plaine de Troie, il y a deux cours d’eau abondans, le Simoïs et le Scamandre ; il y a plusieurs villages, les uns turcs, les autres grecs, environnés de quelques champs cultivés. La plaine du Simoïs est une des plus riches prairies naturelles qui soient sur terre ; elle est à l’abandon, les eaux y font des marais comme au temps d’Homère, on ignore ce que c’est que faucher et faire du foin ; broutée par quelques vaches qui se vautrent dans la fange, peuplée de serpens et de cigognes mangeuses de serpens, cette herbe de qualité incomparable fleurit, fructifie, se dessèche, tombe enfin sur elle-même, et se change en pourriture et en fièvres paludéennes. Un peu plus loin du rivage, près du Scamandre, un savant et actif consul d’Amérique, M. F. Calvert, a mis en culture un marais de terre noire, en réunissant dans des rigoles les eaux stagnantes ; il a changé ce lieu infect en une riche prairie, couverte d’un troupeau nombreux de beaux chevaux. Voici encore un fait montrant comment on exploite la nature dans le Levant. Sur le mont Ida et ses contreforts croissent de belles forêts de plus ; on y fabrique des planches dont on ne trouverait pas deux ayant les faces parallèles et la même épaisseur d’un bout à l’autre. Pour les transporter, on les attache à droite et à gauche d’un chameau ou d’un âne; un chameau en a sept ou huit sur chacun de ses flancs, car elles sont courtes ; un âne en a trois. Ainsi chargés, ces infortunés animaux, chancelant sur des chemins qu’eux-mêmes ont frayés, parviennent enfin à la ville des Dardanelles, Tchanak-Kalé (le château des poteries), où ils déposent leur fardeau. Voilà donc comment on traite la nature dans le Levant et comment se font les transports à petite distance. Quant aux grands transports, ils se font toujours par des caravanes, longues files de chameaux se déroulant dans les plaines et les défilés des montagnes. Rien de plus imparfait et de moins sûr que ces véhicules vivans ; ceux qui ont appelé docile le chameau n’en avaient jamais vu. Cet animal ne marche pas, si on ne le met en route avant le jour ; le long des sentiers, il s’arrête pour brouter quelque verdure ; alors la file se trouble, se noue.