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ces objets, qu’ils sont hors d’état de produire au même prix. Des navires de toutes les parties de l’Europe et de l’Amérique les y apportent par cargaisons ; ils viennent, ainsi chargés, dans les ports du Levant et surtout au quai de Smyrne, d’où les marchands du pays les transportent par leurs moyens primitifs, mais suffisans pour eux, dans l’intérieur de la province. Le travail manuel de ses habitans ne peut rivaliser ; il cesse peu à peu dans leurs petits ateliers et dans les familles; à la fin, pour payer ces calicots bariolés de blanc, de vert et de rouge que l’Angleterre et l’Amérique confectionnent pour eux, il ne leur reste que le maigre revenu d’une terre mal cultivée et ruinée par les exacteurs. Ainsi la manufacture d’occident tue les Orientaux. Je dis qu’elle les tue en réalité, car elle commence par les appauvrir ; puis elle les dépouille, les réduit à la misère, les accable d’ordure et de maladies et les fait périr de langueur. Tout l’Orient languit ; voilà pourquoi l’Asie est arrivée et parfumée; ces odeurs exquises que vous sentez en mettant le pied sur la terre d’Asie, c’est l’odeur de la misère.

Pour en finir avec ce sujet, nous signalerons un dernier facteur qui s’ajoute au précédent; nous voulons dire la concurrence. Les nations de l’Europe et celles de l’Amérique luttent à qui donnera les mêmes produits au meilleur marché. Pour cela, on compte non-seulement sur l’abaissement du prix des matières premières et le perfectionnement des machines, mais aussi sur l’extension de la vente et la multiplication des débouchés. Les contrées privées d’industries consomment sans produire, achètent pour leur argent et non par un échange de produits manufacturés. C’est pourquoi les usines de l’Occident trouvent chez les Ottomans d’excellens marchés. Elles ont sur les places du Levant des agents de toute langue pour la vente de leurs marchandises. Toutes les nations manufacturières des deux mondes s’y donnent rendez-vous et y soutiennent les unes contre les autres une concurrence qui n’est pas toujours honorable. Pour obtenir quelque faveur sur les tarifs, on corrompt les employés par des gains illégitimes et par des cadeaux clandestins. Les représentans consulaires ou diplomatiques se mettent de la partie, harcèlent, chacun pour ses nationaux, les pachas dans les provinces et le gouvernement central à Constantinople; les ministres et le sultan lui-même sont obsédés et n’en peuvent mais; de guerre lasse, ils cèdent; l’Anglais ou l’Allemand remporte une victoire; sur qui? Sur le trésor ottoman, sur les concurrens et sur le pauvre habitant du sol, qui doit, tout en achetant la marchandise étrangère, combler de ses paras le vide du trésor impérial.