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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/938

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Cette inquiétude ne dut pas être de longue durée, car ce fut un des premiers soins de la dynastie nouvelle de décider, — comme les Ming l’avaient fait d’ailleurs pour les souverains dont, deux cents ans auparavant, ils avaient pris la place, — que les sépultures de la dynastie déchue ne seraient pas abandonnées, et qu’il serait pourvu à l’entretien de leurs tombeaux, à la continuité de leur culte, à la dignité de leur vie d’outre-tombe.

Et, depuis lors, rien n’était venu doubler les empereurs Ming dans les tombeaux que j’apercevais çà et là autour de moi à travers la masse sombre des cèdres, dans l’air léger de cette matinée de printemps. Peut-être d’autres dynasties s’élèveraient au trône impérial, mais toutes sans doute se feraient un devoir d’honorer leurs âmes, et éternellement ils poursuivraient sous terre le rêve majestueux de leur existence passée, le songe grandiose qu’ils n’achèveront jamais.

Tous ces souvenirs d’un passé peu lointain s’évoquaient spontanément dans ce lieu. La solitude et le silence qui y régnaient, la simplicité des édifices et la grandeur de leurs proportions, la beauté pittoresque du site qui les encadrait, tout concordait à produire un effet saisissant de majesté et de puissance humaines, une impression de tristesse qui n’avait rien de sentimental, rien d’élégiaque, mais qui était simple, grave et recueillie.

... Cependant l’heure de midi approchait, les ombres s’étaient raccourcies, et les toitures jaunes, les dragons dorés miroitaient avec éclat aux rayons du soleil.

Au-dedans du plus grand des trois temples, une clarté pâle et fraîche régnait qui, s’obscurcissant vers les fonds, en reculait la perspective, et qui faisait contraste avec la lumière éblouissante du dehors. Au centre, une statue de Bouddha s’élevait, calme et pensive, reflétant sur sa physionomie la profondeur de ses méditations, l’infinie mélancolie de son rêve divin. C’est là, au pied de l’autel, devant les lotus sacrés, les flambeaux et les brûle-parfums mystiques, que la table de notre déjeuner avait été dressée, et nous prîmes gaîment notre repas à l’endroit même où les souverains de la grande dynastie chinoise venaient autrefois honorer par des présens et des mets funéraires l’âme de leur ancêtre, l’empereur Young-Loh, fils du Ciel, troisième représentant de la dynastie « très brillante » des Ming.


MAURICE PALEOLOGUE.