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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/937

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presque au centre de la colline, une porte murée, sur laquelle était simplement gravé le nom du défunt, protégeait à jamais son cercueil contre toute curiosité sacrilège.

C’est là qu’ils continuaient leur existence passée. Les passions qui les avaient animés jadis et les impressions qui avaient laissé trace dans la monotonie des heures, les enivremens passagers de la toute-puissance et, par compensation, la lassitude des adorations sans fin, l’effroyable isolement moral de leur vie d’idole, le rituel implacable des cérémonies religieuses et politiques, la célébration des sacrifices au ciel dont ils étaient sur terre l’émanation divine, l’interprétation des livres de Confucius dans le temple du Tchouan-Sin, les séances du grand conseil tenues chaque nuit au palais en présence des ministres prosternés, les campagnes guerrières contre les Mongols et les hordes tartares, les grandes chasses dans les forêts solitaires sur les bords du fleuve Jaune, les délassemens avec les concubines dans le parc de Nan-juan ou sur le « lac d’Or » au palais de Pékin, toute leur vie enfin recommençait, mais chaque année plus indécise et plus léthargique, chaque jour plus semblable à une vapeur de nuage qui se dissipe, à un souvenir qui s’efface.

Pour eux se déroulait, hors du temps et de l’étendue, une histoire idéale qui ne serait jamais écrite, et dont les faits consignés aux annales de l’empire n’étaient plus que l’ombre et le reflet, histoire réelle pour eux seuls maintenant, faite de leurs ambitions, de leurs fautes, de leurs grandeurs, de leurs déceptions de jadis, — histoire légendaire pour ainsi dire où, comme des fantômes, repassaient les personnages d’autrefois, où les événemens se projetaient vagues et flottans comme des lueurs sur l’eau. Ainsi, d’après les croyances chinoises, les empereurs défunts continuaient de subir dans le tombeau la loi d’illusion éternelle qui veut que toujours la réalité des choses nous échappe, que nous ne puissions jamais atteindre que des apparences, et que le monde extérieur ne soit que l’image de nos pensées.

Une fois cependant, vers le milieu du XVIIe siècle, l’âme de ces souverains dut être violemment secouée dans sa torpeur et ressentir, avec toute la puissance d’émotion dentelle était encore capable, une colère indignée et une douloureuse angoisse.

Leur dynastie était renversée, les Tartares-Mandchoux occupaient Pékin, l’empereur Tsoung-ching se suicidait dans son palais pour ne pas survivre à son déshonneur, et l’envahisseur, se proclamant fils du Ciel, inaugurait la dynastie « très grande et très pure » des Tsing.

Qu’allaient devenir les âmes des Ming ? Qui leur rendrait désormais les honneurs funèbres, qui subviendrait à leurs besoins ?