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les quitte pour faire une tournée à l’étranger, les Parisiens sont tentés de réclamer son extradition : ils cherchent de l’œil un exempt. Des libéraux, sur ce point, regrettent l’ancien régime, et d’autant plus qu’ils se le figurent plus rigoureux. Ils déplorent les facilités offertes au caprice d’une grande tragédienne; ils oublient les conditions proposées jadis, et vainement proposées, par M. d’Aumont : « Il m’offrit, dit la Clairon, de me faire payer par le roi, de ne plus dépendre d’aucuns supérieurs ; de n’avoir plus rien à démêler avec les Comédiens; de ne jouer que quand bon me semblerait, sans autre soin que celui d’écrire à l’assemblée : Je désire telle pièce pour tel jour. » On s’indigne d’une escapade, d’une négligence ou même d’un congé : eh bien! mais la Guimard ? mais Sophie Arnould? Celle-ci ne mentait pas, lorsqu’elle disait au ministre : « Prenez garde, monseigneur, on ne vient pas à bout de l’Opéra aussi facilement que d’un Parlement. » Si, d’aventure, une chanteuse paraît tituber en scène, on veut que tout le peuple français en soit offensé : une danseuse, Mlle Dorival, commit la même faute en 1784, et la dignité du royaume ne sembla pas en péril. Mais Mlle Dorival fut envoyée à la Force: on réclamerait, pour un peu, ces bonnes vieilles satisfactions. Des gens, qui se réjouissent encore de la démolition de la Bastille, feraient rebâtir le For-Lévêque. On se récrie contre les péchés d’une comédienne, on prétend lui interdire la maison de Molière, — qui fut bien aussi la maison de la Béjart; — Et parce qu’une petite actrice (le fait s’est passé en province, il n’y a pas longtemps) a repoussé les avances d’un jeune homme, parce que ce jeune homme a eu la sottise ensuite de se brûler la cervelle, on siffle bravement la pauvrette ! Elle a manqué à la consigne que Voltaire faisait transmettre à Mlle Dubois : « Dites-lui surtout d’aimer! » Chaste ou galante au commandement, voilà, selon le vœu du public, l’état de la femme de théâtre. Il se peut que les comédiens, selon le mot de Molière, soient « d’étranges animaux; » mais le public, selon un dernier mot de Voltaire, est souvent « une bête féroce. »

Elle s’apprivoisera, cette bête, à mesure que les années passeront, autant qu’une bête qui a des milliers de têtes, une foule, peut s’apprivoiser. Mais surtout les sentimens individuels deviendront de plus en plus équitables et doux aux comédiens. Quelle raison les condamne, qui soit raisonnable, absolue, éternelle? — Ils sont salariés, dit Collé... A moins d’être mendiant ou voleur, il faut bien l’être, lui répond Joseph Chénier, qui a entendu Mirabeau. — Ils sont dans la dépendance de l’opinion publique, laquelle peut les siffler?.. «Cette dépendance fait notre gloire! réplique le député Clermont-Tonnerre, et elle les flétrirait! » — Ces femmes sont « d’avance à demi vendues! » s’écrie Rousseau, et Collé continue sa diatribe : «Pour déraciner en nous ce mépris, il faudrait imaginer une abstraction métaphysique par laquelle nous verrions un comédien parfaitement honnête homme...» D’Alembert riposte sagement