Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/184

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

lement les langues étrangères, l’allemand surtout, qu’il ne déchiffre qu’à coups de dictionnaire, et il maudit plaisamment la prolixité et l’obscurité des auteurs allemands, qu’il appelle les verdammte (les maudits, les damnés). Comme son esprit est très ouvert, il lit un peu de tout. Il dit même avoir du plaisir à lire les articles de revue qu’il ne comprend pas. Une fois qu’une question a occupé son esprit, il s’y intéresse à tout jamais et en suit les progrès à vingt ou trente ans de distance. C’est ainsi que, dans sa vieillesse, il a plaisir à causer des progrès de la géologie et de la zoologie, et particulièrement des questions qui l’ont occupé durant sa jeunesse. Enfin, vers dix heures, la journée est finie. Darwin n’a guère connu les nuits bienfaisantes qui reposent le corps et l’esprit. C’est la nuit qu’il souffrait le plus de ses maux mystérieux. Je dis mystérieux, car il est difficile de se rendre compte de leur nature. Il semble que son estomac fût très délicat, et peut-être y avait-il de la goutte dans son cas. Toujours est-il qu’il passait souvent des nuits d’insomnie qui le fatiguaient pour la journée suivante et durant lesquelles il se créait des soucis sans nombre.

La vie de Darwin s’est ainsi écoulée paisible, retirée, réglée d’avance heure par heure ; c’était la condition primordiale pour lui de la santé relative. Il s’absente peu de Down ; il ne le quitte guère que pour des cures d’hydrothérapie et des visites à des parens et à des amis, ou pour se rendre à des congrès scientifiques, les visites à Londres et les changemens de régime étant trop pénibles pour sa santé. Même dans ces cas, il s’efforce de réduire l’absence à son minimum : il discute pour une journée de plus ou de moins, et dans les rares circonstances où il vient à Londres, c’est de grand matin, si bien qu’il arrive chez ses amis à l’heure où ils se lèvent à peine. Si sa santé ne l’immobilisait autant, Darwin voyagerait volontiers, et les petites excursions qu’il fait étant en bonne santé lui laissent un souvenir des plus agréables ; il aime les paysages, et toute la nature l’intéresse. Il a la manie de faire ses paquets lui-même, et commence cette opération la veille du départ, de grand matin, accompagné de Polly, qui prend un air misérable et de circonstance.

Darwin est profondément aimé de ses enfans, et il les aime tendrement. Qu’il me soit permis de donner la fin de quelques pages émues qu’il écrivit au sujet de sa petite Anne, après la mort de celle-ci, à l’âge de dix ans :


J’avais toujours pensé que, quoi qu’il arrivât, nous aurions eu pour notre vieillesse au moins un être aimant que rien n’aurait pu changer. Ses mouvemens étaient vigoureux, actifs et extrêmement gracieux. Lorsqu’elle se promenait avec moi dans le Sand-Walk, bien que