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M. Blyden est un grand voyageur, il a visité quatre continens, et il a de bons yeux, l’oreille fine, une mémoire qui retient tout. Il observe, il juge, il compare, et son instruction est aussi solide que variée. Les têtes africaines ressemblent souvent à ces jardins créés par des mains d’enfans, et garnis de plantes arrachées sans leurs racines, coupées au ras du sol ; on a beau les arroser, elles seront mortes avant la fin du jour. M. Blyden a découvert dès sa jeunesse que les racines servent non-seulement à fixer la plante au sol, mais à pomper sa nourriture, et il n’attache de prix qu’aux études approfondies, aux connaissances raisonnées. Il ne se contente pas d’enregistrer les faits, il en recherche les causes. Il a vécu dans les pays barbares comme dans les sociétés civilisées ; il s’est appliqué à en démêler le caractère et les lois. Ajoutons que, savant humaniste, vrai lettré, il a étudié plus d’une grammaire, plus d’une littérature. Il lit le Coran en arabe, la Bible en hébreu ; il cite Homère en grec, Virgile en latin, Shakspeare en anglais, Dante en italien. Cet homme, qui a vu et appris beaucoup de choses, joint l’agrément au savoir, et on comprend sans peine que lord Brougham, M. Gladstone, le doyen Stanley, Charles Dickens, Charles Sumner aient goûté sa conversation, entretenu avec lui un commerce de pensées et de lettres.

Quelle que soit la supériorité de son esprit, et si fier qu’il puisse être de ses amitiés, M. Blyden n’a jamais songé à renier ses origines ; il craindrait de se manquer à lui-même s’il méprisait les Mandingues. les Achantis et les Foulahs. Il se sent nègre et il aime les nègres ; il croit à l’avenir de l’Afrique, et cet avenir lui paraît intimement lié aux destinées de sa race. Il avait plus d’une fois exposé ses idées à ce sujet dans diverses revues anglaises ou dans des discours prononcés en Angleterre, aux États-Unis, à Monrovia. Il vient de réunir en volume ses conférences et ses articles[1]. M. Blyden est un lettré, il n’est pas un homme de lettres. Il ne s’est pas piqué d’écrire un livre ; il plaide une cause qui lui est chère, il la défend, selon les cas, en avocat habile, ingénieux et quelquefois éloquent, ou en philosophe persuadé que les injures, les méprises prouvent rien, que rien n’est méprisable dans la nature. Il pense avec saint Augustin qu’il n’y a point de doctrine si fausse qu’elle ne contienne quelque vérité ; il pense avec Goethe que la plus précieuse de nos facultés est de savoir découvrir le diamant ou le cristal dans sa gangue. Il rend justice à l’Europe, à notre civilisation, quoiqu’il soit trop Africain pour l’admirer sans réserve ; mais il nous demande à notre tour de ne pas refuser toute sympathie au nègre, qu’il définit a l’homme de l’amour, de la souffrance et du chant, this man of love

  1. Christianity, islam and the Negro Race, by Edward W. Blyden, S. S. D. Late minister plenipotentlary of the Republic of Liberia at the Court of St-James. London, 1887 ; W.-B. Whittingham et Co.