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séparerez de la France, c’est nous qui saurons bien nous séparer de vous. » — Le seul qui, dans ce milieu si animé, parut garder un peu son sang-froid, c’était le nouvel empereur, qui, quoique très ennemi de la Prusse, l’était au fond encore plus de la France, et plus soucieux de reprendre la Lorraine que la Silésie. Aussi ne fut-ce qu’auprès de lui que Robinson trouva un accueil qui lui permit de se faire entendre jusqu’au bout, « le prince s’exprimant, dit-il, dans les termes les plus doux et même les plus tendres sur le compte du roi d’Angleterre. Mais lui-même ne se faisait pas l’illusion de croire qu’un titre changeât la réalité, et que sa dignité nominale ajoutât rien à son autorité réelle[1]. »

Aussi, le langage des serviteurs faisant pressentir ce qu’on devait attendre de leur maîtresse, Robinson se borna-t-il à demander la permission de remettre un mémoire écrit. — « J’aurais craint, dit-il, que, dans le cours d’une discussion, un éclat de colère ne fit échapper de la bouche de l’impératrice un non fatal, et qu’ainsi l’Europe fût perdue par un monosyllabe trop vite prononcé. » — Moyennant ces précautions, l’audience, se bornant à la remise d’un document, fut assez courte et assez paisible. L’impératrice sembla seulement se donner le malicieux plaisir de faire voir au ministre anglais qu’elle en savait, sur les relations de sa cour avec le roi de Prusse, plus long que lui-même ne pouvait lui en apprendre ; car, dès qu’il eut exposé en quelques mots la nature déjà suffisamment connue de la communication qu’il apportait : — « Le roi de Prusse, dit-elle, vous a-t-il promis de donner des troupes pour combattre la France ? » — Et Robinson étant obligé de convenir que les engagemens de Frédéric n’allaient pas jusque-là : — « Ce serait pourtant, reprit-elle, le meilleur gage qu’il pourrait vous donner de sa sincérité. » — « Et elle se mit alors, ajoute Robinson, à me donner connaissance de la teneur d’une certaine lettre écrite par le roi de Prusse à son ministre à La Haye, où il lui faisait savoir que les intentions des Anglais étaient sûrement de tirer de lui un envoi de troupes, mais qu’il se donnerait bien de garde de leur prêter jamais un seul homme. » — Robinson dut éprouver, en voyant la princesse si bien instruite, une surprise que nous ne partagerons pas ; nul doute, en effet, que la pièce qu’elle tenait à la main ne fût une de celles que les Pandours avaient saisies dans le camp prussien, à Sohr, et qu’on avait réussi à tirer, bien qu’en si mauvais état, de leurs mains.

L’Anglais ne perdit pourtant pas contenance : — « Patience,

  1. Robinson à Harrington, 30 octobre 1745. I perceived that the air of Francfort had very little contributed to the cooling of his reflections… — (Correspondance de Vienne. Record office.)