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scepticisme de Hume, s’était cru aussi en mesure de réformer la philosophie, dont l’état lui semblait déplorable. Suivant lui, la métaphysique n’a point été assez heureuse pour prendre le caractère d’une science, quoiqu’elle soit la plus ancienne de toutes ; elle n’a jamais été dans le passé qu’un pur tâtonnement entre de simples concepts. En ce point, la nature s’est montrée peu bienveillante envers l’homme ; elle a affligé notre raison du soin infatigable de rechercher la certitude métaphysique, prise pour notre intérêt le plus grand. Dans la révolution que Kant médite, il se propose d’imiter Copernic. L’astronome a démontré le vrai système du monde en faisant tourner la terre et les planètes autour du soleil, au lieu de faire tourner le soleil autour de la terre immobile. Pourquoi ne pas tenter la même inversion dans les problèmes métaphysiques ? Jusqu’ici, l’on s’est figuré que notre savoir devait se régler sur les objets ; il faut essayer si l’on ne réussirait pas mieux en supposant que les objets doivent se régler sur nos connaissances, au lieu de nous les procurer. Tel est le but que Kant espérait atteindre par la critique de la raison pure. L’entreprise pouvait sembler réalisable, mais elle n’était que téméraire ; il était impossible qu’elle réussit, parce que le fondement en était ruineux. On ne pouvait critiquer la raison que par la raison elle-même ; et, dès lors, comment la raison qui critique aurait-elle en plus d’autorité que la raison qui est critiquée ? De là, les erreurs de Kant, qui fait de l’espace et du temps de simples formes de la raison ; de là aussi, toutes les conséquences désastreuses dont le criticisme a été le point de départ. Il était inévitable que l’idéalisme sortit du système de Kant ; entre ses mains, l’idéalisme s’était tenu encore dans certaines bornes ; chez ses élèves, il s’est déchaîné, dans toutes ses exagérations et ses inextricables subtilités. Il en est résulté un affreux désordre, où de puissans esprits ont jeté de très brillans éclairs ; mais ces lueurs éblouissantes et passagères n’ont fait qu’épaissir les ténèbres. La philosophie en est sortie encore plus décriée qu’auparavant ; la métaphysique, que Kant voulait réhabiliter, est tombée plus bas que jamais dans la considération des hommes. Cette défaite bruyante et irrémédiable n’a pas peu contribué à inspirer aux savans le dédain dont ils ne se cachent pas. Les arguties ultra-scholastiques de Kant et de ses successeurs les ont repoussés et dégoûtés. Appliqué aux sciences, le kantisme est devenu ridicule, malgré saxonne foi et les vastes monumens qu’il a élevés. Ces égaremens, du reste, n’avaient rien de nouveau ; Descartes avait essayé, deux siècles auparavant, de les prévenir, « parce qu’il avait appris, dès le collège, disait-il, qu’on ne saurait imaginer rien de si étrange et de si peu croyable qui n’ait été dit par quelqu’un des philosophes. »