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des plus relevées aux plus humbles, l’intelligence, qui étudie tour à tour chacun de ces objets, reste identique ; c’est l’intelligence qui crée la science, tandis que le phénomène extérieur n’en est que l’occasion. Jouffroy reprochait à la philosophie d’ignorer encore quel est son objet, sa circonscription, sa méthode et son critérium. Ne peut-on pas répondre à Jouffroy : l’objet de la philosophie, c’est l’étude de l’esprit par l’esprit, avec toutes les conséquences qu’il peut déduire de la réflexion ; sa circonscription est celle de l’esprit, qui peut embrasser tout ; sa méthode est l’observation, que l’esprit a le don d’employer d’abord à connaître ses facultés propres, avant d’en faire la discipline obligée de toutes les sciences extérieures ; enfin, le critérium de la philosophie, c’est l’évidence, dont l’esprit est le seul juge, ainsi que Descartes l’a définitivement démontré ? Que peut-on exiger de plus ? Si ces titres ne sont pas scientifiques, quelle science peut en présenter de plus authentiques que ceux-là ? C’est en vain qu’Auguste Comte nie l’observation intérieure ; elle est tout aussi réelle, et l’on pourrait presque dire plus réelle que l’observation du dehors.

Mais, dit-on, pourquoi la philosophie n’a-t-elle pas fait plus de progrès quand les sciences naturelles en ont fait tant ? Pourquoi s’attarde-t-elle à enfanter tous ces systèmes qui ne naissent et ne se succèdent que pour se renverser les uns les autres ? Cette objection a l’apparence d’être fort grave ; mais, au fond, elle ne l’est pas. Trouve-t-on que la poésie ait fait beaucoup de progrès depuis Homère ? Sur cette route que l’humanité a mis trente siècles à parcourir, n’a-t-elle pas rencontré et admiré une foule de poètes à côté du plus grand et du plus parfait de tous ? Dieu nous garde de comparer la philosophie à la poésie : la philosophie est le domaine de la raison, dans ce que la raison a de plus sévère et de plus fécond ; la poésie est le domaine attrayant et léger de l’imagination. Cependant, entre la poésie et la philosophie, il y a cette ressemblance que l’une ne paraît pas avoir avancé plus que l’autre dans cette longue carrière de trois mille ans. Virgile en est-il moins beau, parce que son génie est autre que celui d’Homère, et que l’Enéide ne tient pas à l’Iliade ? Le cartésianisme en est-il moins vrai, parce que le platonisme l’a précédé ? Homère et Virgile ont charmé et charmeront à jamais tous les esprits assez délicats pour les goûter ; Platon et Descartes instruiront ceux qui se mettent à leur école et qui se dévouent à ces austères méditations. C’est que la philosophie est tout individuelle, ainsi que la poésie ; c’est leur point de contact, malgré les différences frappantes qui les séparent.

Le philosophe interroge sa conscience ; mais il ne peut pas interroger de la même façon la conscience de ses semblables. Comme