Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/340

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cherche à s’expliquer. Les sciences doivent en outre se dire que, placées devant l’infini, chacune dans leur sphère, elles ne l’épuiseront pas ; l’analyse, poussée aussi loin qu’on voudra, ne verra jamais le terme éternellement poursuivi et éternellement inaccessible. La science ne désespère pas cependant ; pourquoi la philosophie se découragerait-elle ? De loin en loin, des sciences nouvelles surgissent ; ce qui prouve bien que la science n’est pas complète. Ces éclosions, que les deux derniers siècles ont vues se multiplier, ne cesseront jamais. La géologie, la chimie, l’électricité, le magnétisme, la paléontologie sont d’hier ; à des symptômes non douteux, on sent que bien d’autres sciences sont à l’état d’incubation et qu’elles ne tarderont pas à naître. Pour les sciences, l’analyse ne sera donc jamais achevée, pas plus que la synthèse ne l’est pour la philosophie. Si l’une est à critiquer, l’autre ne l’est pas moins.

Si l’on pèse ces considérations, on doit comprendre comment la philosophie ne saurait devenir une science naturelle. Le conseil qu’on lui donne pour qu’elle se réforme est inspiré peut-être par une sincère sympathie et par une sorte de regret bienveillant, mais il est absolument impraticable. Les tentatives faites à plusieurs reprises ont avorté, et elles ne pouvaient pas obtenir un résultat meilleur. Les Écossais, si sensés, si attentifs, si persévérans, vont perdu leur peine ; personne ne peut espérer d’être plus heureux, parce que personne ne méritera davantage de l’être. A regarder l’objet propre de la philosophie et l’objet des sciences naturelles, on voit que l’assimilation est impossible ; autant vaudrait songer à supprimer la synthèse au profit de l’analyse, ou l’analyse au profit de la synthèse. La philosophie, c’est la liberté, parce qu’elle ne s’adresse qu’à l’esprit ; la science est soumise à la nécessité, parce qu’elle s’adresse à la nature, où rien ne dépend de l’homme. L’esprit se dirige comme il le veut ; la science doit s’astreindre docilement à l’étude de phénomènes qui ne changent pas. Les faits sensibles peuvent être vérifiés à tout instant par un observateur nouveau, parce qu’ils sont immuables et qu’ils restent ce qu’ils sont. Mais les faits de conscience ne peuvent être connus que par celui qui les porte en lui-même ; ils sont insaisissables à tout autre. Sur des objets tels que l’esprit, l’univers et Dieu, il ne peut y avoir que des opinions individuelles et absolument libres. Si jamais la philosophie arrivait à l’état de science naturelle, elle imposerait bientôt aux intelligences un Credo et un catéchisme. Des philosophes ont, à bonne intention, couru cette aventure ; on sait avec quel ridicule. C’est qu’alors la philosophie, s’oubliant elle-même, passe à l’état de religion ; en d’autres termes, elle se suicide. Est-ce à cela qu’on la convie, quand on lui souhaite de devenir une science telle que toutes les autres ? N’est-ce