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en fait surgir cent autres, et c’est la science qui enfante ces prodiges dont elle est fière ; autant qu’en sont étonnés ceux qui en profitent.

Les peuples reconnaissais comblent d’honneurs et de richesses les savans qui les servent si bien. Mais c’est là précisément qu’est l’écueil, d’autant plus redoutable qu’il est caché sous les plus belles apparences, et que même de grandes âmes, dédaigneuses de la fortune et de la gloire, peuvent ne pas rester insensibles à la tentation de devenir un des bienfaiteurs de l’humanité. Il faut cependant se défendre de cette séduction et de cet attrait. Le savant est, par-dessus tout et exclusivement, l’ami de la vérité ; c’est à elle seule qu’il se dévoue, elle seule qu’il poursuit dans ses laborieuses investigations ; pour la conquérir, il n’a pas trop de toutes ses forces et de tout son temps. Sans parler des catastrophes auxquelles l’industrie est sujette, et que le savant peut subir avec elle, en s’y livrant il fausse sa vocation ; il abandonne son devoir purement scientifique pour y mêler un accessoire étranger. Dans l’industrie, on applique la science ; on ne la fait pas. Le savant à qui est due une découverte peut se croire plus apte que personne à en tirer les conséquences industrielles ; la pente est fort glissante. Mais alors le savant doit s’avouer qu’il va être perdu pour la science ; elle veut qu’on se donne à elle tout entier pour elle-même. Il doit laisser à d’autres mains les applications, quelque faciles, quelque précieuses qu’elles soient ; elles ne le regardent point, et si son cœur est sincèrement épris de la vérité, le sacrifice ne lui coûte guère ; sa part reste encore la plus belle et la plus féconde ; car l’industrie et la richesse ont des bornes et d’amers retours que la science ne connaît pas.

Exiger ce désintéressement, absolu peut sembler excessivement sévère ; et ce conseil de stoïcisme a d’autant moins de chance d’être écouté que, parmi les philosophes les plus illustres et les plus autorisés, il en est qui ne l’approuvent pas et qui même proposent à la science et à la philosophie, pour but suprême, les applications pratiques qui servent directement à la vie et à la société. Descartes, tout spiritualiste qu’il est, incline à cette opinion ; « il voudrait qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en pût trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans ; nous les pussions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ; et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Descartes va même plus loin : en terminant le Discours