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le commandement en chef peut soumettre une âme inquiète, une âme soucieuse ou plus haut degré de la moindre ombre qui ternirait sa réputation. L’amour-propre, je l’ai déjà dit et je l’ai toujours pensé, est le grand ressort de la machine humaine. Sans lui, les rouages, paresseux par nature, s’endormiraient. Que de souffrances pourtant dans cette tension continue de l’esprit vers l’approbation des Athéniens ! Combien le sentiment de la responsabilité s’en aggrave ! Jamais cœur ne fut plus épris de la gloire que celui de l’amiral Roussin. Ministre de la marine en 1840, « il fut, nous apprend un de ses biographes, atteint d’une débilité dans les jambes, résultat des fatigues de mer, du travail de cabinet et d’une chute malheureuse. » Non ! ce n’est pas la fatigue, ce n’est pas le travail, ce n’est pas l’accident qu’on en veut rendre responsable, qui troubla si profondément le système nerveux de l’illustre amiral. Il s’était, — qu’on me passe l’expression, — dévoré toute sa vie : l’horloge ne pouvait résister indéfiniment à ces vibrations constantes ; elle perdit peu à peu l’équilibre. Les âmes froides sont heureuses. Peut-on dire qu’elles soient aussi bien préparées aux grandes choses que les âmes qui tressaillent involontairement au moindre appel ? Les phrénologistes ont voulu distinguer l’orgueil de l’approbativité. L’orgueil se contente de sa propre approbation ; l’approbativité a besoin de celle des autres. Est-ce de l’orgueil, est-ce de l’approbativité que vous découvrirez dans la lettre tout intime que je vais ici transcrire ?

Le 15 juin 1831, l’amiral Roussin écrit à son ami le baron Tupinier, ingénieur éminent, administrateur de premier ordre, à qui le cousin germain de mon père, le vicomte Jurien, a, depuis l’année 1827, abandonné de son plein gré la direction des mouvemens et du matériel au ministère de la marine : « Mon cher ami, lui dit-il, avez-vous quelques sentimens de pitié dont vous ne sachiez que faire ? Accordez-les à un malheureux qui, eût-il tué père et mère, n’aurait pas mérité les tribulations que j’endure depuis sept jours. Vous figurez-vous ce malheureux enfermé entre quatre planches depuis le 9 du mois, l’œil et l’âme attachés à la girouette maudite qui vient sans fin et sans cesse du sud-ouest ? Comprenez-vous un homme dans ma position, cloué sur la rade par l’inexorable vent d’ouest ? Jamais il ne m’est arrivé pareille chose ; aussi en suis-je bouleversé et malade. Après une série de douze jours de vent de nord-est, il est trop naturel d’en avoir des contraires ; mais il faudrait pour se résigner qu’il ne fût question que d’un voyage à Constantinople. Quinze jours plus tôt ou plus tard n’y feraient rien. Mais ici ! Je sais que l’escadre de Toulon est partie le 9 ; que les Portugais perdent leurs bâtimens de commerce ; que l’heure de