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premier soir, au public ordinaire du lendemain ; demandez-le aux critiques ; tout le monde vous le dira ou vous le laissera entendre. Je ne sais quel mauvais air flottait dans la salle de l’Opéra, mais quand le rideau s’est levé sur le buste de Mozart, quand M. Lassalle, entouré de ses camarades en costumes variés, trop variés, a récité une poésie obscure et funéraire, la petite tête de marbre blanc, si une d’ordinaire et si charmante, m’a paru triste ; je n’ai pas retrouvé sur cette bouche le sourire accoutumé. Le jeune maître centenaire semblait nous dire avec mélancolie : « Vous me rendez hommage, c’est vrai, mais par convenance plus que par entraînement ; vous m’applaudissez du bout des doigts ; vous m’honorez encore, mais vous ne m’aimez plus. » Et pourtant nous aurions tous pu lui dire, comme le disciple à Jésus : « Maître, vous savez bien que je vous aime. »

Oui, nous l’aimons toujours, Mozart, le seul artiste, avec Raphaël, qui se soit fait une place sacrée et comme divine dans l’admiration, dans l’adoration de l’humanité. Nous l’aimons toujours, Don Juan, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, beau d’une beauté unique, presque surnaturelle, autour de laquelle s’est formée depuis un siècle une auréole de gloire. Bien entendu, il ne peut plus s’agir aujourd’hui de l’analyser, de l’attaquer ni de le défendre. Ouvrez la partition au hasard, ou lisez-la d’une haleine, vous serez confondu. Tout est là-dedans, l’esprit et le cœur, tous les sentimens et toutes les passions : l’amour, la haine, l’audace, la peur, le rire et les larmes. Le mélange constant, la fusion du drame et de la comédie, de la musique pathétique et de la musique bouffe, fait de Don Juan une œuvre exceptionnelle, diverse comme la vie et vraie comme elle. Et que les théories actuelles, que les grands mots et les systèmes du jour ne nous donnent pas le change ; qu’on ne voie pas en Don Juan un opéra de concert, un assemblage de morceaux sans cohésion, une réunion de personnages sans consistance. Les caractères sont nettement arrêtés ; les types sont fixés et s’imposent. Il suffit du récitatif sur le corps du commandeur, de l’autre récitatif en présence d’Ottavio et de l’air foudroyant qui suit, pour dresser, debout et vivante, doña Anna, la tragique orpheline. Pour tailler en plein marbre la statue du commandeur, la phrase du cimetière suffirait, phrase sépulcrale et glacée, qui donne presque l’impression matérielle du froid, de la nuit et de la mort. Mais n’a-t-il pas, le convive de pierre, n’a-t-il pas, pour achever sa physionomie terrible, la dernière scène de l’ouvrage, le dialogue avec Don Juan, l’une des plus sublimes créations du génie humain ? Et Leporello ! est-il assez vivant, ce valet glouton, peureux et paillard, copie ou plutôt caricature de son maître ; bon vivant et mauvais drôle, en qui s’abaissent et s’encanaillent les vices élégans et fiers du grand seigneur ? Il faudrait disséquer le personnage, montrer son ironie et sa sensualité