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Mais l’accompagnement parle d’autre ton.
Comme il est vif, joyeux ! avec quelle prestesse
Il sautille ! — On dirait que la chanson caresse
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même
Et semble la railler d’aller si tristement.
Tout cela, cependant, fait un plaisir extrême,
C’est que tout en est vrai ; c’est qu’on trompe et qu’on aime.
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Oui, la beauté de la chanson de Mozart lui vient de cette vérité universelle, de cette signification profonde. Nous avons ici bien autre chose, bien plus qu’une sérénade ordinaire. La sérénade de Don Juan est un de ces éclaira de génie (on en compte peu de pareils), qui dans une âme découvrent toutes les âmes, dans un homme quelconque le type de l’humanité. Voilà les mélodies qu’on pourrait appeler infinies ; l’esprit se perd en elles, comme le regard dans le ciel ou sur la mer. Et pour qui ces quelques notes immortelles ? Non pas pour doña Anna, non pas pour la charmante Zerline, mais pour une soubrette une fille de rencontre, qui n’a pas de rôle, pas même de nom. Une aussi divine chanson pour une amourette ! Sentez-vous la leçon ? — Sentez-vous, dans ce contraste, le dédain de l’être aimé, et le culte, j’allais dire l’amour de l’amour ? Qu’importe ce qu’on aime, « qu’importe le flacon ? » ce que chante don Juan sous la fenêtre, ce n’est pas l’amante, c’est l’amour.

Il faudrait dire bien davantage ; il faudrait insister, non plus sur les caractères, non plus sur la portée pour ainsi dire morale de cette musique, mais sur sa beauté spécifique et absolue. Au point de vue exclusivement musical, rien n’approche de Don Juan, et rien sans doute n’en approchera jamais. De la première note 5 la dernière, on peut y admirer la perfection irréprochable de la forme sonore. Comme en peinture, en sculpture, en architecture, il n’est rien d’aussi pur, d’aussi beau qu’une tête de Raphaël ou de Phidias, qu’une colonne du Parthénon, rien en musique n’est aussi beau, aussi pur qu’une phrase de Don Juan, n’importe laquelle.

Voyez : nous voulions dire d’abord comment et pourquoi Don Juan nous avait ennuyé ; en sortant du théâtre, nous avions hâte de le dire. Mais nous avons repris la partition, et voici que nous avons seulement tâché de dire pourquoi elle nous ravissait toujours. La mauvaise impression causée par cette reprise peut être attribuée d’abord à l’interprétation. Nous n’avons entendu, pour notre part, ni Mme Lureau-Escalais dans Élvire, ni MM. de Heszké dans Leporello et don Ottavio. Leporello, c’était l’autre soir M. Delmas, qui s’en est tiré à son honneur.