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Don Giovanni ! qui traduit en : Don Juan-an ! ne ressemble plus qu’au cri d’un âne.

Non-seulement les paroles nous choquent, mais la conception musicale et dramatique de l’œuvre nous étonne. Auprès des grands hommes d’aujourd’hui, même d’hier, tous moins grands que lui cependant, Mozart a déjà l’air d’un primitif. Il faut, pour l’entendre et pour l’aimer, sortir un peu de nous-mêmes, de nous-mêmes tels que nous ont faits le Freischütz, Guillaume Tell, Robert, les Huguenots, Lohengrin, Faust, Carmen. Dans Don Juan, les personnages entrent et sortent chacun à leur tour ; ils viennent chanter des airs, des duos, des trios, des ensembles, sans que leur arrivée ou leur départ s’explique le moins du monde. Pourquoi, par exemple, doña Anna, Zerline, dona Elvire, don Ottavio, Leporello et Masetto se rencontrent-ils la nuit dans un terrain vague, au milieu des démolitions, sinon pour chanter un admirable sextuor ? Comment se justifie le trio des masques autrement que par sa beauté mélodique et vocale ? Que nous fait le triste Ottavio, promenant piteusement les deux dames en noir ? Et puis, entre les morceaux qui se suivent à la file, au lieu d’un récitatif pathétique et varié, nous avons le parlando italien, scandé par de pauvres petits accords de quatuor, et qui fait çà et là comme des trous dans la trame musicale. Il n’y a peut-être dans Don Juan que deux exemples, sublimes il est vrai, de récitatif déclamé : celui de dona Anna sur le corps de son père, et la grande scène de l’aveu à don Ottavio. Le reste est en recitativo secco, et en airs, ou plutôt en morceaux. Toute l’expression dramatique se cache alors dans la mélodie même, et pour la faire ressortir, il faudrait absolument des chanteurs de premier ordre.

Oui, de grands chanteurs et un petit théâtre. Mozart avait écrit Don Juan, disait-il, pour lui-même et pour quelques amis. C’est entre amis qu’il faudrait l’entendre, et dans un cadre moyen où tous les détails porteraient, où ne se perdrait pas un sourire, pas une larme de cette exquise musique. Que peut faire l’orchestre de Mozart dans la salle, que peuvent faire ses personnages sur la scène de l’Opéra ? Toute la partition se perd dans l’immensité ; on croirait l’entendre en plein air. Et puis ce ballet, si bien réglé, si bien dansé, si réjouissant à l’œil, est déplacé au milieu de Don Juan ; il en trouble les proportions et l’équilibre. Si Mozart n’a pas composé de ballet, c’est qu’apparemment il le croyait inutile, n’en déplaise à messieurs les abonnés parisiens. Décidément on aura beau faire, nous n’aurons jamais à l’Opéra le véritable Don Giovanni, dramma giocoso in due atti. L’art n’a pas de patrie, soit ; mais certains chefs-d’œuvre en ont une. Transportez le Parthénon dans la plaine Saint-Denis, un jour de pluie, ce ne sera plus le Parthénon.

Si l’on a été froid pour Mozart, on ne l’a pas été pour Gounod, et