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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/596

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REVUE DES DEUX MONDES.

La science n’atteint point et ne peut pas étudier, par l’observation directe, les premiers balbutiemens et les débuts de la parole articulée ; aucun linguiste n’a vu une langue se créer sous ses yeux ; cependant l’étymologie ouvre plus d’un jour sur les profondeurs mystérieuses de cette période initiale et sur les phénomènes qui la caractérisent ; la rigueur des méthodes que suit aujourd’hui cette analyse des élémens du langage permet d’avoir confiance dans les résultats ainsi obtenus. Dans la plus ancienne forme du langage, la distinction de l’adjectif et du substantif n’existe pas encore ; à proprement parler, il n’y que des adjectifs. Toutes les choses sont dénommées, non par un signe abstrait qui les représente avec tous leurs attributs secondaires, mais par une épithète qui fait revivre, qui renouvelle une des principales sensations que l’objet a produites quand il a été pour la première fois perçu par l’intelligence. Pour ne prendre qu’un exemple, la mer, c’est la salée ἅλς, ou la troublée θάλασσα[1], ou bien encore c’est le chemin, le chemin qui mène partout πόντος[2]. Peu à peu ces mots, affaiblis et comme usés par une longue répétition, finissent par perdre leur valeur pittoresque ; leur sens primitif s’oublie. À mesure que l’intelligence note de plus nombreux attributs des choses, elle s’accoutume à désigner chacun des êtres qui l’entourent par un terme qui acquiert la vertu de rappeler à l’esprit tout un groupe d’idées accessoires, de propriétés secondaires. Les adjectifs primordiaux pâlissent et se décolorent ; ils deviennent de vrais noms.

Cependant l’homme est trop jeune encore, trop sensible, trop aisément étonné ; il voit encore autour de lui trop de neuf et d’imprévu pour se résigner du premier coupa ce changement de régime ; quand commencent à se flétrir et à perdre de leur éclat les premiers noms des choses, l’esprit se prend à trouver que les termes usuels ne sont pas assez représentatifs ; il sent le besoin de leur rendre cette couleur qui s’était évanouie, cette puissance qu’ils avaient pour parler à l’imagination. C’est alors que naît, pour satisfaire ce désir, toute une nouvelle génération d’épithètes descriptives. Ainsi, à la longue, la notion du sens étymologique de l’expression θάλασσα s’était perdue ; quand on prononçait ce mot, il ne suscitait plus qu’une idée assez vague, celle de cette grande masse liquide qui enveloppe la Grèce et ses lies. Voulait-on que l’esprit ne s’en tint pas là, qu’il éprouvât quelqu’une des impressions déjà ressenties dans le voisinage et au spectacle de la mer,

  1. θάλασσα, dit Max Muller (Essais sur la mythologie comparée, 1 vol. in-8o, 1873, traduction G. Perrot, p. 62), est une forme dialectique de θάρασσα ou τάρασσα, exprimant les vagues agitées de la mer ἐτάραξε δὲ πόντον Ηοσειδῶν.
  2. De la racine pad, marcher. Max Muller, Essais sur la mythologie comparée, p. 61.