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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

c’était aux adjectifs que l’on demandait ce réveil de la sensation. L’un, πολύφλοισϐος, évoquait le bruit de la vague qui vient à intervalles réguliers battre ses rivages ; un autre, ἁλμυρός, faisait songer au goût salé de ses eaux ; ceux-ci, εὐρύπορος, ἀτρύγετος, rappelaient son étendue indéfinie ou son éternelle stérilité, qui contraste avec la fécondité de ces guérets que l’on ensemence et que l’on moissonne chaque année. Ces épithètes de formation secondaire se distinguent tout d’abord à ce trait que ce sont, en général, des mots composés ; qu’elles soient faites, comme c’est le cas le plus ordinaire, de deux radicaux différens, ou bien d’un radical unique et d’un suffixe de dérivation, la complexité de ces élémens est l’indice d’un état déjà très avancé de la langue. La plupart de ces termes ont dû être créés par les poètes, par les auteurs de ces hymnes, dont nous n’avons plus que de courts fragmens ou des imitations très postérieures, et surtout par ces chanteurs épiques dont Homère fut le continuateur et le glorieux héritier.

À l’origine, quand l’homme commença de s’élever au-dessus de la bestialité, la première poésie, c’était la langue même. Chaque mot était à la fois une image et l’expression d’un sentiment, une description et un cri de joie et d’amour ou d’horreur et de haine, d’admiration ou d’effroi. C’était tout un poème en raccourci ; ce serait le plus beau de tous, parce que c’est le plus sincère et le plus naïf, s’il était encore lisible, si la signification primitive du plus grand nombre des mots ne se dérobait aux analyses les plus subtiles. Comment la saisirions-nous aujourd’hui ? Elle ne tarda point à s’obscurcir pour les créateurs mêmes de la langue ; elle leur échappait à mesure qu’ils percevaient de nouveaux rapports et que, pour les noter, ils faisaient passer les termes du sens particulier au sens général, du sens propre au sens figuré. C’est alors que, grâce à quelques âmes privilégiées, plus réfléchies et plus susceptibles de fortes émotions que ne le sont les âmes vulgaires, naquit une seconde poésie, celle qui emprunta le secours du rythme et de la musique. Le poète arrive ainsi à tirer de sa langueur l’imagination assoupie, à lui rendre, pour un moment, la faculté d’être aussi vivement touchée par la beauté et par la variété du monde qu’elle l’a été jadis, aux jours lointains de son enfance ; il y réussit encore aujourd’hui, trois mille ans après Homère, dans notre siècle de raisonnement abstrait, de sciences exactes et d’industrie. Le choix des épithètes est un des plus puissans moyens qu’il emploie à cet effet. Le substantif ne nous suggère qu’une idée indéterminée et comme incolore de l’objet ; l’épithète nous le fait voir par une sorte d’hallucination. Plus la poésie s’adresse à une société raffinée et plus elle recherche les épithètes dites de circonstance, celles qui rendent les aspects variés, momentanés, successifs des choses.