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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/598

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REVUE DES DEUX MONDES.

L’esprit, accoutumé, par un continuel usage de l’abstraction, à réunir sous un même terme tout un nombreux groupe d’attributs qu’il considère comme connexes, ne trouve plus plaisir à se les entendre rappeler, à s’entendre dire que la mer est agitée ou qu’elle est stérile. Ces notions sont entrées dans le concept même de la chose ; il n’y a plus d’intérêt à les en détacher. La poésie des âges reculés connaît aussi les épithètes de circonstance et les emploie souvent avec un goût exquis ; mais ce qu’elle a de particulier, c’est l’usage qu’elle fait des épithètes qui, comme un déterminatif nécessaire, reparaissent chaque fois qu’est mentionné un certain objet. Ces épithètes définissent les propriétés essentielles, peignent les états continus et durables. C’est que l’idée des choses et des hommes n’est pas encore, dans les esprits, assez ferme et assez arrêtée pour qu’ils ne se complaisent pas à voir qualifier l’objet par ses attributs les plus sensibles. Ceux-ci lui causent encore une sorte de surprise et de joie perpétuelle ; le monde n’est pas encore assez vieux, les hommes ne sont pas assez blasés sur son ordonnance et sur sa marche pour ne plus s’étonner de rien, pour admettre, sans réflexion et par une sorte d’induction machinale, qu’il leur offrira demain les scènes auxquelles il les a fait assister la veille. Cette affirmation sans cesse réitérée de la permanence des êtres rassure en quelque manière l’intelligence ; celle-ci croit découvrir ainsi de nouveau, à chaque instant, les phénomènes naturels ; elle jouit de sa découverte ; on ne la lassera jamais en lui répétant que l’aurore teint de rose le monde qui renaît au matin, ou que les grands bœufs qui traînent la charrue ont des jambes torses et des cornes recourbées.

La création de ces épithètes, la saveur et l’agrément qu’on y trouvait, ne s’expliquent donc que par un état d’âme qui correspond à un moment très particulier, à une heure fugitive de la vie et du développement de la race grecque. Ce qu’elles représentent, ce sont les derniers efforts, les derniers effets de cette force créatrice qui avait donné naissance au langage. Ces épithètes, inséparables du nom qu’elles accompagnent, forment avec lui un groupe dont les élémens, sans être soudés l’un à l’autre comme dans le mot composé, sont pourtant unis par le lien étroit d’une juxtaposition constante ; elles ont ainsi quelques-uns des caractères de cette poésie spontanée qui naquit d’elle-même sur les lèvres à peine entr’ouvertes de l’humanité, quand celle-ci commença de donner des noms aux choses. D’autre part, les matériaux qui constituent ces épithètes ont été choisis avec goût et assemblés avec art, en vue de la place qu’elles devraient occuper dans le vers ; à ce titre, elles relèvent déjà de cette poésie savante qui joue de la langue comme d’un instrument, qui sait y chercher et y trouver les mots