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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/685

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d’un tiers pourrait être impunément mis en cause, à son insu et sans qu’il eût la possibilité de se défendre. Il faut donc se résigner, dans la plupart des procès en diffamation, à des jugemens qui ne donnent pleine satisfaction à aucune des deux parties, puisque ni la véracité de l’une ni l’innocence de l’autre n’auront pu être établies. De tels jugemens sont-ils cependant dépourvus de toute valeur morale ? Il en serait ainsi en l’absence de tous considérans ; mais si les verdicts de jury ordinaire ne comportent pas de considérans, il en est autrement des verdicts d’un jury spécial, dans une matière spéciale, où tout est affaire d’opinion et de sentiment, et où les moindres nuances ont parfois plus d’importance que le fond. Ici, les considérans auront la valeur, sinon d’un témoignage formel sur des faits déterminés, du moins d’une appréciation générale du caractère et de la situation respectives de chacune des deux parties, et si le plaignant obtient gain de cause, ils pourront indiquer, d’une façon suffisamment claire, le degré de la réparation morale qui paraît due à son honneur.

La réparation morale se complète par la réparation matérielle, sous la forme de dommages-intérêts. Les dommages-intérêts ont eux-mêmes, indirectement, une valeur morale ; car ils marquent, par un signe sensible, le cas que font les juges de l’honneur dont ils sont les arbitres. Les juges anglais le comprennent bien, quand ils font varier, suivant les circonstances, les dommages-intérêts d’un farthing à plusieurs milliers de livres sterling. Les juges français se sont toujours montrés plus réservés dans la fixation du chiffre des dommages-intérêts. Ils semblent craindre d’aller au-delà de ce qu’exige la réparation du tort matériel causé par une atteinte à l’honneur. Une réparation pécuniaire ne s’applique, en effet, proprement et directement, qu’à ce genre de tort. Le tort moral et le tort matériel sont même d’ordre si différent qu’on semble montrer trop peu de souci du premier quand on réclame une compensation pour le second. En France, beaucoup de plaignans en diffamation, et ce ne sont pas les moins honorables, affectent de ne pas demander de dommages-intérêts ou de ne demander qu’un chiffre insignifiant. Peut-être obéissent-ils aussi à un autre mobile que le sentiment désintéressé de leur honneur. Ils peuvent craindre, s’il demandent un chiffre élevé, de subir, de la part des juges, un rabais qui, en pareille matière, semblerait une diminution de leur honneur. Un tel rabais est, en effet, dans les habitudes de la magistrature française, et il est quelquefois justifié par des prétentions exorbitantes. Il n’est pas moins très regrettable en lui-même, s’il a pour effet d’arrêter chez les plus dignes, par un excusable sentiment de fierté, les réclamations les plus légitimes. Il faudrait, pour éviter d’y donner lieu, que le plaignant n’eût à formuler aucune demande et qu’il