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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/865

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se méprenait sur la tactique du cabinet de Berlin, mais elle était accommodante ; elle savait qu’au fond M. de Manteuffel penchait de notre côté, elle faisait la part aux exigences passionnées qui souvent s’imposaient à ses déterminations. Le gouvernement de l’empereur se flattait, en s’appuyant sur les correspondances de sa légation à Berlin, qu’un jour ou l’autre le dernier mot resterait aux tendances du ministre. Désespérant d’entraîner la Prusse dans la guerre, il s’efforçait à la maintenir du moins dans une neutralité sympathique.

La diplomatie russe à Berlin n’était pas aussi résignée ; elle avait de puissantes intelligences dans la place, elle espérait l’emporter de haute lutte. Les allures du baron de Budberg étaient cassantes. Il dédaignait l’art de la persuasion, il avait recours à l’intimidation pour faire prévaloir, auprès d’un souverain impressionnable, la politique de son gouvernement. Il traitait de mécréans tous ceux qui n’étaient pas dévoués à la sainte Russie. Les propos qu’il décochait contre la cour, lorsqu’elle inclinait trop ostensiblement vers les alliés, étaient parfois sanglans. Il connaissait l’empire des mots sur l’esprit du roi ; il se rappelait qu’en 1848 une véhémente apostrophe du baron de Prokesch n’avait pas peu contribué au refus de la couronne impériale d’Allemagne, qu’une députation du parlement de Francfort était venue offrir à Frédéric-Guillaume IV. « Jamais je ne croirai, avait dit l’envoyé d’Autriche, que Votre Majesté ceindra sa tête royale d’une couronne sortie de la fange révolutionnaire, d’une couronne de c…eine, Schweine-Kronc[1]. »

C’est au président du conseil surtout que s’en prenait le ministre de Russie pour se venger de ses mécomptes. Souvent il le traitait de Turc à More. « N’oubliez pas les services que l’empereur Nicolas vous a rendus en 1848, prenez garde de le blesser, » lui disait-il, au moment où la Prusse paraissait vouloir entrer avec les puissances occidentales dans une quadruple alliance. M. de Manteuffel répondait qu’il serait désolé d’indisposer le tsar, mais que, n’étant pas son conseiller, il devait avant tout se préoccuper des affaires de son pays. Le ministre prussien connaissait par expérience la violence de l’empereur Nicolas, mais la façon blessante dont M. de Budberg interprétait le mécontentement de son souverain l’ulcérait profondément[2]. Il se voyait chaque jour en butte à ses

  1. Le roi était sous l’impression de l’apostrophe du baron de Prokesch lorsqu’il écrirait à M. de Bunsen : « La couronne dont vous vous occupez pour votre malheur est déshonorée surabondamment par l’odeur de charogne que lui donne la révolution de 1848. Quoi ! cet oripeau, ce bric-à-brac de couronne pétri de terre glaise, de fange, on voudrait le faire accepter à un roi légitime, bien plus, à un roi de Prusse ! »
  2. La Prusse, la Cour et le Cabinet de Berlin. Voir la Revue de 1857.