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trouvé indispensable. — « Si vous saviez, m’a-t-il dit, combien il a dépassé ses instructions, fait des ouvertures et suivi des négociations dont il n’était pas chargé, vous n’en seriez pas surpris. — Je n’ai pas à défendre M. de Bunsen, ai-je dit, mais je m’aperçois qu’on est impitoyable pour quiconque est favorable à la politique des puissances occidentales, dont la Prusse est cependant l’alliée en ce moment, tandis qu’à ceux qui sont entièrement dévoués à la Russie tout est permis ; ils peuvent livrer les secrets du pays, raconter les moindres actes et les moindres paroles du roi, écrire lettres sur lettres à Pétersbourg et en recevoir : ils ne font que grandir en dignité et en influence. Si l’on traitait avec une égale sévérité tous ceux qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, nous n’aurions pas à nous plaindre. » M. de Bismarck, qui, dans sa dernière conversation avec moi, m’avait avoué que le roi était entouré d’hommes qui poussaient jusqu’à la trahison le dévoûment à l’empereur Nicolas[1], s’est borné à plaider les circonstances atténuantes sur tous ces points ; puis, passant à la grande politique, il s’est livré à des considérations dont voici la substance : la Prusse, n’ayant presque aucun intérêt dans la question d’Orient, devait s’en mêler avec beaucoup de prudence et s’abstenir de toute participation active ; que nous devions trouver cela d’autant plus juste que la gravité de la situation devait être en partie imputée aux gouvernemens alliés ; que tout se serait arrangé si d’abord l’Angleterre ne se fût pas pressée, après le commentaire donné par le comte de Nesselrode à la note de Vienne, de déclarer que cette note n’était plus acceptable, et si ensuite nous n’avions pas fait entrer nos flottes dans la Mer-Noire sans avoir consulté la Prusse et l’Autriche sur ces deux actes, ajoutant que cependant la conférence de Vienne avait été établie pour discuter en commun les moyens d’action de ses membres. Je n’ai pas en de peine à réfuter ces assertions et à montrer à M. de Bismarck combien sa mémoire le servait mal, et il a doucement battu en retraite.

« Ayant dit quelques mots sur les sentimens de jalousie et de défiance que quelques personnes en Prusse nourrissent encore contre la France, et qui leur faisait méconnaître ce qu’il y avait entre

  1. Dépêche de M. de Moustier : — « Les opinions sur les sentimens de M. de Bismarck sont partagées, peut-être parce qu’il n’en a pas encore de bien arrêtés. On l’accuse d’être Russe plus qu’il ne le mérite, sans doute à cause de ses attaches avec le parti de la Croix et du rôle qu’il a joué au début des complications orientales. Je n’ai trouvé chez lui pas la moindre sympathie pour la Russie ; loin de là il s’est exprimé assez vertement sur l’entourage du roi, disant qu’il se trouvait auprès de Sa Majesté des personnes qui regardaient l’empereur Nicolas comme étant bien plus leur souverain que le roi de Prusse, et qu’elles poussaient cette manie parfois jusqu’à la trahison ; je ne sais pas ai en se servant du mot de trahison, il faisait allusion aux pièces secrètes qui récemment ont été livrées à la cour de Russie. »