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les deux pays d’intérêts communs, M. de Bismarck s’est écrié qu’il savait bien que la France ne serait pas jalouse de l’agrandissement de la Prusse et que, quant à lui, il serait le premier à conseiller à son pays la politique d’agrandissement, s’il avait un autre souverain ; mais celui-ci ferait comme en 1849, il laisserait échapper tout ce qu’on lui mettrait dans les mains ; « aussi n’y faut-il pas songer, et c’est justement parce que nous n’avons rien à gagner dans tout ceci que nous ne devons pas nous en mêler. »

« Je me suis hâté de répondre que les longues guerres amenaient parfois des changemens territoriaux, par la force même des choses, mais qu’une politique préméditée d’agrandissement n’était ni très honnête ni très prudente ; que nous n’avions nul désir d’encourager la Prusse à spolier ses voisins, mais que le développement naturel de sa prospérité et de son influence ne nous causerait aucune jalousie.

« M. de Bismarck s’est aussi beaucoup étendu sur les éminentes qualités de l’empereur Napoléon et sur la haute sagesse qui préside à ses actes. — « Si nous avions su cela plus tôt, a-t-il dit, on aurait peut-être pu s’entendre plus vite pour empêcher ce qui est arrivé, et, aujourd’hui encore, nous pourrions peut-être agir autrement si nous avions certitude plus grande de l’avenir qui est réservé à la France. »

« J’ai répondu que l’esprit politique ne consistait pas à se croiser les bras sous le prétexte qu’on ignorait l’avenir, mais à le deviner et à agir en conséquence. »

Cet entretien aigre-doux, aggravé par de fâcheuses allusions à Iéna et à Waterloo[1], fut le dernier entre le ministre de France à Berlin et l’envoyé de Prusse à Francfort. Ils n’étaient pas faits pour s’entendre. M. de Bismarck voyait en M. de Moustier un obstacle, et M. de Moustier voyait en M. de Bismarck un danger. Leur instinct ne les trompait pas ; ils devaient se retrouver face à face en 1867 comme ministres des affaires étrangères, et se combattre après Sadowa, lors de l’affaire du Luxembourg, dans des conditions inégales, l’un représentant une politique triomphante et le second une politique désemparée. M. de Bismarck, arrivé au pouvoir, ne trouva d’oreilles complaisantes ni chez le prince de la Tour-d’Auvergne, le successeur de M. de Moustier à Berlin, ni chez le baron de Talleyrand, le prédécesseur de M. Benedetti. Il avait été plus heureux avec le remplaçant de M. de Tallenay à Francfort. M. de Montessuy, qu’il n’a pas suffisamment apprécié dans ses correspondances[2], avait cru faire un coup de maître en écrivant à Paris

  1. Voir la France et sa politique extérieure en 1867, t. Ier, p. 31.
  2. « Aura-t-il, écrivait M. de Bismarck, cet esprit de prudence et de conciliation qui le distinguent, au dire de ses lettres de créance ? D’après ce qu’on sait de lui, on en doute assez généralement. — Il continue à expédier quatre rapports par semaine ; je ne sais vraiment pas où il peut dénicher les élémens d’une pareille correspondance. »