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que, sur Saint-Pierre, le croissant se levait à côté de la croix. Comme le principat ecclésiastique était devenu l’objet d’une insolente enchère, chacun des cardinaux avait bien le droit de tout espérer du prochain conclave. Enfermés dans leurs palais fortifiés, munis de tours, dont les portiques et les loges intérieures abritaient parfois une petite armée et son artillerie, entourés de leurs hommes d’armes, de leurs centaines de valets, de leurs bravi, ils renouvelaient, à la fin du XVe siècle, les souvenirs laissés par la féodalité romaine au plus mauvais moyen âge. Ils sortaient à cheval, l’épée au flanc, couverts d’une armure, entourés de leurs neveux, de leurs cliens, de leurs spadassins. Ils étendaient leur influence dans Rome par les pires moyens : ils nourrissaient, sous le portail de leurs palais, des foules de gueux prêts à tous les coups de main ; ils protégeaient, par le droit d’asile, les bandits qui se réfugiaient près d’eux ; ils empêchaient, dans leurs quartiers, l’exécution de la justice pontificale. Les cardinaux Savelli et Colonna devaient envoyer de nuit des troupes contre les gens du cardinal La Ballue, qui avaient délivré des criminels, et, sous les yeux de leur maître, déchiré les parchemins judiciaires et blessé le bourreau du pape. Aux fêtes du carnaval, qui commençait à Noël, on voyait passer à travers Rome les cavalcades, les chars allégoriques, chargés de musiciens et d’histrions, ornés des armes des cardinaux qui, par l’éclat de leurs folies, caressaient la vieille passion des Romains pour les spectacles magnifiques et gratuits. Ce luxe coûtait très cher, et les princes de l’église, gorgés de bénéfices et rompus à la simonie, demandaient encore au jeu des ressources peu canoniques. Ils jouaient donc, mais en redressant d’une main douce les écarts de la fortune. Une nuit, le cardinal Riario avait gagné 14,000 ducats d’or à Franceschetto ; celui-ci se plaignit à son père, qui condamna à restitution le trop heureux joueur, mais les ducats d’or étaient déjà dépensés.

Les cardinaux se dérobaient sous la main du pontife. Chacun d’eux, se considérant comme un pape in petto, résistait aux volontés du maître, se défiait de tous ses confrères comme d’autant de rivaux et les haïssait. Le sacré-collège, condamné à la guerre intestine, se façonnait à l’image de la tyrannie italienne ; il recherchait des alliances et des patronages en Italie et à l’étranger. Les deux grandes puissances catholiques, la France et l’Espagne, avaient la plus nombreuse clientèle : l’empereur, Venise, les Aragons et les Sforza se partageaient le reste. Tout consistoire tenu au Vatican était comme le champ clos où se livrait sourdement le combat désespéré pour la tiare. Le cardinal de Médicis y rencontrait le cardinal Riario, le complice des meurtriers de son père et de son oncle ; le vice-chancelier de l’église, Rodrigo Borgia, chef du parti espagnol, s’y