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querellait avec La Ballue, chef du parti français : celui-ci jetait à Borgia les plus sanglantes injures, le traitait d’apostat, de marrano et d’impudique ; Innocent VIII accueillait avec des paroles de colère les cardinaux qui s’étaient trop tôt réjouis de sa mort, et leur disait : « C’est moi qui hériterai de vous tous. » Du haut en bas de la société ecclésiastique, chez les moines comme dans l’église séculière, le respect des choses de Dieu était mort. Aux funérailles du cardinal camerlingue d’Estouteville, les moines se battirent à coups de torche, dans San-Agostino, autour du cadavre qu’ils voulaient dépouiller de sa chape de brocard ; on emporta le cardinal à la sacristie ; la meute furieuse l’y suivit et lui arracha ses vêtemens épiscopaux. De tous côtés, la conscience populaire se troublait, des prophéties couraient Rome et l’Italie, annonçant pour l’année 93 la chute de la puissance pontificale. A Florence, Savonarole encourageait, par l’audace de ses sermons, les espérances des républicains attendant la fin de la tyrannie médicéenne et la révolte des âmes chrétiennes aspirant à la réforme du christianisme. Le roi Ferdinand d’Aragon dénonçait les scandales de la famille régnante au Vatican et priait l’empereur de sauver, malgré elle, la sainte église. Ce fut, pour la chrétienté, une consolation médiocre de retrouver le fer de lance qui avait percé le flanc du Sauveur : le sultan Bajazet en fit présent au pape, et Rodrigo Borgia, du haut des loges de Saint-Pierre, éleva l’auguste relique sur Rome prosternée. Quelques jours plus tard, Innocent VIII entrait en agonie. Son médecin juif tenta, pour le sauver, une expérience criminelle : il fit passer dans les veines du pontife le sang de trois jeunes garçons. « Les enfans moururent, dit Infessura, le juif prit la fuite et le pape ne guérit point. » Mais il laissait au monde chrétien une interprétation inattendue du Sinite parvulos ad me venire de Jésus, et l’impression douloureuse d’un règne flétri par le trafic éhonté des choses saintes.

Le 6 août 1492, vingt-trois cardinaux ouvrirent le conclave dans la chapelle Sixtine, sous la garde des ambassadeurs et des nobles de Rome. On entoura le Vatican de troupes, et l’enchère simoniaque de la tiare commença. Les concurrens étaient nombreux ; chacun d’eux représentait quelque puissance de l’Europe ou de la péninsule, ou même des droits de famille à la succession du royaume ecclésiastique. Ascanio Sforza était le frère du premier tyran de l’Italie. Julien Rovere et Riario se recommandaient de Sixte IV ; Lorenzo Cibò semblait l’héritier direct d’Innocent VIII ; Borgia se rattachait à Calixte III ; Orsini et Colonna avaient pour eux la grandeur séculaire de leurs familles. La France et Gênes soutenaient ouvertement Rovere. Borgia opposa à celui-ci le cardinal Sforza, mais Ascanio, dont la maison menaçait toute l’Italie, sentant que ses chances étaient trop faibles, se rangea derrière le vice-chancelier