Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.


Septembre 1887.

Il est midi. Notre bâtiment a déjà dépassé les contreforts de l’Olympe. La noble montagne s’élève correctement de gradin en gradin, suivant un rythme aussi régulier que celui d’une tragédie classique, et se perd dans un éther impalpable. Vue ainsi en plein azur, dépouillée de son poids terrestre, elle devient une métaphore, une fable, le vrai séjour des dieux. Ce matin, la mer était unie comme une nappe d’huile. Mais la brise s’est levée; elle pousse devant elle, vers le fond du golfe, une armée de petits flots pressés, d’un bleu intense, semés de reflets glauques. A mesure que le soleil monte, le ciel devient plus pâle et la mer plus bleue. Les deux rivages pâlissent aussi sous cette lumière crue, A gauche, une grande plaine monotone et vide : c’est l’estuaire du Wardar, A droite, les premiers reliefs de la péninsule chalcidique. Très peu de verdure : à cette heure du jour, on n’aperçoit à terre qu’un nuage de poussière ou les arêtes nues de collines pelées, sous un soleil de feu. La mer seule sous la brise garde la fraîcheur de son éternelle jeunesse. Les yeux ne peuvent se détacher de cet immense clapotement de petites vagues joyeuses, promenant au hasard leur crête d’or. Chaque midi, quand le vent du large se lève, cette mer Egée, d’où Vénus est sortie, devient resplendissante de vie et de beauté. Chaque soir, quand le vent tombe, elle se rendort dans les langueurs de l’Orient. Nous avançons: les voiles se multiplient; des barques dansent autour de nous comme des coquilles de noix; une ligne blanche qu’on apercevait à l’horizon grandit: c’est un quai avec des maisons. Déjà nous entendons les appels des bateliers; nous jetons l’ancre, et nous sommes à Salonique.

Dans nos pays, où les routes sont bien entretenues et bien gardées, les ports ne se gênent pas pour enfoncer de longs faubourgs dans l’intérieur des terres; ils semblent pomper à eux la richesse de toute la contrée. Ici, dès le premier pas, nous sommes en plein moyen âge. Du côté de la campagne, la ville se cache derrière un mur crénelé, auquel l’empire grec, Venise et les Turcs ont successivement mis la main. Cette ligne de remparts gris monte avec la ville sur une colline en pente douce, court après les maisons, les serre de près et les refoule vers la mer. D’un côté du mur, une solitude morne et aride; de l’autre, un fourmillement d’humains entassés les uns sur les autres. Jamais ville de 130,000 âmes ne s’est faite aussi petite et n’a paru si désireuse de passer inaperçue. L’effet est tel que, si l’on vient de l’intérieur, on n’aperçoit d’abord que quelques toits,