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de Constantinople, surent la reprendre aux descendans des croisés, et firent reverdir un dernier rameau sur le vieux tronc de l’empire, que l’aveuglement de l’Europe s’obstinait à déraciner? L’ignorance seule accepte les jugemens sommaires; elle trouve commode d’arracher quelques feuillets du livre de l’histoire, au risque de rendre la suite indéchiffrable. Surtout notre civilisation, fort infatuée d’elle-même, se plaît à passer l’éponge sur les injustices qu’elle a commises, et traite volontiers d’inférieurs les peuples qu’elle a sacrifiés. Elle ne veut pas reconnaître que son indifférence a déchaîné des maux infinis sur cette belle partie du globe qui lui avait servi de berceau.

Je m’efforce de ressusciter un passé si récent, et pourtant si lointain, en gravissant les rues escarpées de la ville, et en cherchant dans les mosquées les traces des anciennes basiliques chrétiennes. Tandis que la ville basse tout entière, — port, bazar ou Ghetto, — bourdonne comme une ruche d’abeilles, le silence se fait dans la ville haute. Les arbres de jardins invisibles projettent leur ombre par-dessus les murs. Des petites places tranquilles vous isolent du tapage que fait en bas « l’orgueil de la vie, » selon la parole de l’apôtre. Là, on peut évoquer à l’aise les figures disparues qui ont respiré le même air, et, tout aussi bien que nous, foulé les dalles d’un pied vivant. Justement, voici devant nous l’abside ensoleillée d’une ancienne église, ou plutôt d’une chapelle, qui devait être, dans cet endroit solitaire, un rendez-vous de dévotion aristocratique. L’extérieur n’a point été touché. Avec ses encadremens de briques et ses fines colonnettes, elle a gardé les proportions exquises, la mesure et la grâce que l’art chrétien des premiers siècles avait hérité de l’antiquité païenne. A l’intérieur, comme dans toutes les mosquées, les Turcs ont été terriblement simplificateurs. Plus d’ornemens, plus de reliefs, plus de peintures, mais un badigeon uniforme. Partout, l’autel a été déplacé et tourné vers La Mecque, sans aucun souci de l’ordonnance ni de l’orientation générale de l’édifice.

Qu’auraient dit les empereurs iconoclastes, un Léon l’Isaurien, un Théophile. S’ils avaient pu voir cette application imprévue et brutale de leurs idées? Est-ce un temple nu et froid qu’ils prétendaient élever? Non, certes, ils lui eussent conservé la couleur et la vie. L’art religieux, entre les mains de leurs adeptes, aurait emprunté quelque chose de l’élégance muette et somptueuse de cette Alhambra qui se passe bien de statues et de figures. Entre les Byzantins et les Arabes, il existait de singulières affinités. Ils avaient appris à se connaître et à s’apprécier en se combattant. A Salonique même, près des mosaïques de l’ancienne Sainte-Sophie, s’élève une chaire de marbre due au ciseau d’un sculpteur musulman,