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et d’une façon générale le relâchement de la discipline, comparée surtout, comme nous le verrons, à celle des maisons centrales. A voir la mansuétude avec laquelle on traite en particulier cette population de la Grande-Roquette, on ne se douterait guère qu’elle contient ce qu’il y a peut-être de plus redoutable dans toutes les prisons de France, le malfaiteur parisien. Si l’un de nos romanciers modernes avait voulu, comme l’ont fait autrefois Eugène Sue et Balzac, reproduire quelques scènes de la vie de prison, c’est là qu’il aurait dû placer ses Chourineur et ses Vautrin. Mais je crois que M. Zola lui-même reculerait devant la crudité du dialogue. Depuis le commencement de cette année, la Grande-Roquette a été débarrassée cependant de son élément le plus redoutable et le plus turbulent, les forçats, à la suite d’une révolte dont ceux-ci avaient été les instigateurs et dont le motif jette un jour curieux sur les mœurs de nos prisons. Le brigadier qui a la police intérieure de la maison avait jugé bon de transférer de la cour commune au quartier dit des séparés un jeune garçon de dix-huit ans, objet de leurs préférences. Le lendemain, le brigadier fut entouré de toute une bande de forçats en révolte, qui voulaient attenter à ses jours, et il ne dut la vie qu’à l’intervention d’un détenu, qui s’écria qu’après tout le brigadier était un brave homme et qu’il avait eu raison[1]. Depuis cette révolte, les forçats sont transférés à la Santé, où ils attendent en cellule l’époque de leur départ. Mais la Grande-Roquette n’en continue pas moins de contenir l’écume des prisons de la Seine : les correctionnels récidivistes et les réclusionnaires. Ceux d’entre eux qui ont déjà tâté du régime des maisons centrales et qui s’apprêtent à y retourner jouissent des quelques mois qu’ils passent sous cette discipline relâchée : ils savent que ce sont leurs derniers beaux jours.

La maison de la Santé est une prison relativement nouvelle, puisqu’il n’y a pas vingt ans qu’elle est ouverte, et elle a du moins le mérite d’avoir été construite en vue de cette destination spéciale. Mais il faut avouer que c’est une bien singulière construction. On dirait qu’on a voulu, à grand renfort de moellons et de millions, laisser aux générations futures un souvenir durable de nos tergiversations pénitentiaires. La prison de la Santé a été élevée pendant les dernières années de l’empire, c’est-à-dire à une époque où l’opinion publique s’était tout à fait désintéressée du régime des prisons, et laissait l’administration maîtresse d’agir

  1. Le quartier des séparés est affecté aux révélateurs et aussi aux condamnés à mort graciés. Les uns seraient exposés aux mauvais traitemens de leurs compagnons et les autres seraient l’objet d’une trop flatteuse attention.