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protestans, les israélites, les indifférens ne se refusent aucune des joies de la charité ; les œuvres que j’ai choisies, parmi celles qu’ils ont fondées et qu’ils entretiennent, prouvent que chez eux la commisération, l’effort et la ténacité dans le dévoûment sont invincibles. Les personnes riches ou d’aisance médiocre, qui donnent leur argent ou se prodiguent elles-mêmes, forment au milieu de la population parisienne une sorte de tribu de la compassion et du bienfait. C’est vers ce groupe vaillant au bien que montent les clameurs désespérées et que se tendent les mains suppliantes ; mais c’est à lui que s’adresse également la fainéantise qui simule l’indigence, car elle préfère l’aumône aléatoire aux certitudes du travail rétribué.

J’ai rappelé que le livre des Proverbes a dit : « La fortune du riche, c’est sa ville fortifiée. » La forteresse est assiégée jour et nuit ; à toutes les portes, devant toutes les échauguettes, sous toutes les embrasures, on sonne l’assaut et l’on s’ingénie en mille roueries pour pénétrer dans la place. L’armée des malandrins est multiple et elle est partout ; elle se déguise, elle revêt toutes les formes, elle parle tous les langages ; mieux qu’Ulysse elle est fertile en ruses, rien ne la décourage, elle sait d’avance qu’elle finira par remporter la victoire, qui est celle de l’imposture, car elle s’attaque à ce qu’il y a de plus facile à tromper : aux cœurs compatissans. J’ose à peine dire à quel chiffre on peut évaluer le nombre d’individus pour lesquels la mendicité plus ou moins occulte est un métier, sinon une vocation. Des hommes intelligens, qui ont fait de cette question une étude spéciale, m’ont affirmé, avec preuves à l’appui, que l’on ne serait pas éloigné de la vérité en fixant à 200,000 la troupe des combattans du mauvais combat. Et je ne parle pas de la mendicité qui vague dans nos rues, sur nos boulevards, psalmodiant sa plainte et gueusant les gros sous ; je parle de ce que l’on pourrait appeler la mendicité épistolaire, de celle qui ne se montre pas volontiers, qui dépose une lettre, — toujours la même, — à domicile et « viendra chercher la réponse chez M. le concierge. » Celle-là n’est ni humble ni modeste : si elle se dissimule, c’est pour n’être pas dévisagée ; elle est arrogante, elle lève tribut sur les fortunes particulières, et s’imagine que ce tribut est une redevance qui lui est due. Elle se recrute dans toutes les classes de la société. Ne point travailler semble être le premier devoir de ces volontaires de la paresse, vivre en parasites est leur unique préoccupation ; ils y parviennent et parfois avec de grands efforts qu’ils n’ont jamais l’idée d’appliquer au travail. J’y vois des employés de commerce congédiés pour des causes qu’ils laissent ignorer, des officiers qui ont quitté les rangs et ont cherché la fortune qu’ils n’ont point rencontrée, des