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courent nu-tête sous ce soleil de feu, les petits misérables ! C’est à se demander de quel métal est fabriqué leur crâne, et ce qui peut subsister de matière pensante dans un cerveau cuit et recuit comme une brique. Cette graine de Macédoniens nous offre de l’eau fraîche dans tous les idiomes connus ; en même temps des cruches en terre naturelle ou vernissée, d’un modèle antique : tout compris, l’un portant l’autre, la cruche et son contenu, le sourire aux dents blanches du petit moricaud, tout pour deux sous. En doublant la somme, on peut se plonger le visage dans une énorme pastèque, un carpous, comme disent les indigènes, c’est-à-dire, si mon grec n’est pas en défaut, le fruit par excellence. Sous nos climats, on le trouve justement insipide, avec son goût de concombre ; mais par 39 degrés centigrades, c’est l’oasis dans le désert. Produit d’autant plus admirable, dit un proverbe napolitain, qu’il donne en même temps à boire, à manger et… de quoi se laver ; on n’ajoute pas si c’est avant ou après le festin.

Un peu réconforté par cette halte, je noue conversation avec un ingénieur de la ligne. Je remarque timidement que, pour une future grande voie internationale, les gares sont bien médiocres, les traverses des rails bien pourries et le sable de la voie bien verdoyant ; par endroits, on dirait une prairie continue. Or les chemins semés de fleurs sont toujours perfides, mais particulièrement pour les trains de vitesse. L’ingénieur réplique que les gares sont trop belles, les traverses trop solides et le balast digne de sabler les allées d’un parc. Il fait si chaud qu’il doit avoir raison. C’est étonnant comme la température amortit la controverse. Il fallait que les Grecs fassent bien subtils pour discuter au cœur de l’été. J’élève encore faiblement la voix, du fond de la banquette où je repose, pour demander si réellement ces trains de famille, fonctionnant un jour sur deux, traînant les choses et les gens h. des prix exorbitans, ont beaucoup développé la prospérité du pays. Je m’étonne qu’après quinze ans d’exploitation, les villes et villages répandus sur la ligne ne se soient pas enrichis d’une seule construction neuve, si ce n’est par-ci par-là de quelques casernes : tout est resté stationnaire, et même j’aperçois là-bas, dans la poussière lumineuse, une file de chameaux, une vraie caravane, ce qui me paraît le contraire du progrès. L’ingénieur me ferme la bouche en déclarant que les chameaux lui importent peu, que les habitans le laissent froid, mais que le chemin de fer a fait la fortune des actionnaires, ce qui répond à tout.

À côté de moi ronfle un militaire revêtu d’une espèce d’uniforme râpé, sans couleur ; des pieds à la tête ce n’est plus qu’une tache. Le propriétaire de cet accoutrement possède un masque gonflé.