Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/345

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des joues pendantes, une bouche énorme et bestiale. J’apprends avec stupeur que c’est un officier du génie. Pour mieux dormir, il a retiré ses bottes et posé ses pieds sur la banquette. Les zaptiés ou gendarmes qu’on aperçoit aux stations sont encore plus mal tenus. Je ne crois pas avoir rencontré une seule tunique garnie de tous ses boutons. Cette négligence des représentans de l’autorité forme un contraste pénible avec la belle prestance et la propreté des Albanais. On voit sur toute la ligne des aiguilleurs et des serre-freins magnifiques, le front rasé, la petite calotte rouge à long gland retombant sur l’occiput, et des armes de prix à la ceinture. Les gendarmes, chargés de les coffrer à l’occasion, paraissent des mendians à côté d’eux, et, ce qui est plus grave, n’en rougissent pas.

Mon voisin le dormeur devenant agressif pour l’ouïe et pour l’odorat, je m’absorbe dans la contemplation du paysage. Il est triste jusqu’à la vallée d’Uskup. Le Wardar coule sur un sol d’apparence aride, entre des montagnes complètement déboisées. Une traînée de verdure assez pâle indique les circuits de son cours. Quelquefois cette bande verte s’élargit, déborde en plantations de mûriers. Puis le sourire s’efface; on n’aperçoit plus que les saules de la rive, qui végètent péniblement ; çà et là quelques hérons mélancoliques méditant sur une patte au bord de l’eau. Pour résister à une chaleur tropicale, troupeaux, bergers, chiens, tout entre dans le fleuve et reste là immobile pendant des heures. De loin, on dirait d’un banc de pierres rondes au milieu de l’eau. De près, ce sont des moutons pressés les uns contre les autres, des bêtes orientales et fatalistes, qui regrettent certainement de n’être point rochers pour entendre toujours le murmure monotone de l’onde.

Cette campagne fait mal à voir : non qu’elle soit vraiment stérile ; la statistique prouve le contraire, mais le déboisement lui a ôté sa parure et sa grâce. Elle produit le même effet que la tunique des zaptiés, usée jusqu’à la corde; ou bien que ces bohémiennes, rôties du soleil, qui ramènent avec peine quelques haillons sur leur poitrine desséchée. La pauvre Macédoine n’a plus que la peau sur les os ; sa robe en loques laisse voir des membres flétris avant l’âge. Qu’est-ce qu’une trentaine de siècles pour une presqu’île? à peine l’aurore de la jeunesse. Mais celle-ci a été tellement fatiguée, grattée, déshonorée, que pour elle les siècles ont compté double. Je ne puis admettre que tous les écrivains de l’antiquité mentaient, lorsqu’ils chantaient les agrémens de l’Hémus, du Strymon et autres fleuves circonvoisins. Il y avait des arbres sur ces montagnes, comme il y en a encore un peu plus loin, sur