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Ce qui me surprend le plus, ce n’est pas la diversité des mœurs : c’est que tant de disparates puissent subsister côte à côte. Certainement, le peuple qui laisse les femmes courir demi-nues à travers champs, et celui qui enferme leurs charmes dans de grands sacs, ont une conception diamétralement opposée de la vie, de ses devoirs et de ses agrémens. Cependant tout cela vit pêle-mêle, se rencontre à tous les coins de rues et ne s’étonne pas de se trouver ensemble. Nous traversons une ville que le chemin de fer a coupée en deux, brutalement. Les différens quartiers défilent devant nos yeux, comme dans une coupe verticale on aperçoit les diverses stratifications d’un terrain. Selon la rue, des yeux musulmans, bulgares ou juifs vous regardent passer. Nous entrevoyons des visages masqués ou découverts, des pieds nus ou des babouches, des vêtemens bariolés ou des petits catafalques ambulans, des fenêtres ornées de fleurs ou des moucharabys qui nous contemplent à travers leurs trous noirs ; des soldats déguenillés, de superbes montagnards richement vêtus; tout cela si vite, que le vertige nous gagne et que la Macédoine tourbillonne dans la tête.

Cependant la journée avance ; le soleil baisse à l’horizon. Les humains respirent et secouent leur engourdissement. L’officier remet ses bottes. Un peu de brise entre par les fenêtres du wagon. La locomotive elle-même a repris sa marche d’un petit air gaillard. Nous tournons un peu, et nous entrons dans la vallée d’Uskup : elle s’élargit à vue d’œil et s’emplit de verdure et de moissons. Les montagnes aussi se relèvent et dessinent sur le ciel un profil plus fier, tandis que de grands rayons obliques versent une poussière d’or dans les vallées latérales. Tout à l’heure, les lignes étaient laides et monotones, le sol ingrat; voici que tout s’anime et se colore. Là-haut, les pentes sont peut-être aussi dénudées, mais leurs moindres reliefs s’accusent par les ombres ; les broussailles qui les couvrent prennent au soleil couchant les teintes chaudes d’un tapis d’Orient. Ce sont des plis veloutés, des courbes exquises et suaves, qui chevauchent les unes sur les autres, et dont les dernières, presque diaphanes, se confondent avec le ciel, tandis que sur l’autre versant, les cimes opposées, tout à coup rajeunies, s’enveloppent de pourpre et de bleu tendre. Puis, quand le soleil se cache tout à fait, la pourpre devient un sombre manteau de velours violet où vibrent encore çà et là des taches fauves. De tous les côtés, les montagnes, plus rapprochées, profilent sur le ciel encore clair des masses puissantes et des arêtes vives, qui forment une bordure sombre à l’éther transparent.

Ainsi naît la beauté sous les doigts du grand architecte. Il s’empare de notre argile, redresse une montagne, élargit une vallée.