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des hauteurs moins accessibles, comme il n’y en aura bientôt plus sur l’Olympe, qu’on a, paraît-il, mis en coupe déréglée, après en avoir expulsé les dieux. Avez-vous jamais réfléchi à la somme incroyable de fermeté et de prévoyance qu’une société doit dépenser pour imposer à ses membres le respect des arbres ? C’est si commode et si tentant de les couper à la racine pour bâtir et pour se chauffer ! Qu’importe à un chétif insecte, qui vit à peine quatre-vingts ans, l’existence d’un chêne centenaire ? Il faut d’abord chauffera a marmite : les générations futures se débrouilleront comme elles pourront. Ainsi font les Orientaux. Quand ils souffrent de l’onglée, ou de ce mal que Rabelais appelle « faulte d’argent, » ils prennent une hache, abattent le premier arbre venu, le chargent sur une charrette à bœufs, et vont le débiter à la ville voisine avec le sentiment du devoir accompli. On ignore ici que les lois et les états ont été précisément inventés pour sauvegarder le patrimoine des gens à naître, et pour empêcher les vivans de manger le fonds avec les revenus. Il ne vient à l’esprit de personne que la grande société, qui compte sa propre durée par siècles, doit avoir des égards pour les platanes et les chênes, ses contemporains.

Les villes et les villages sont rares le long du Wardar. En revanche, les agglomérations éparses offrent toutes les variétés de races superposées sans mélange. Près d’un passage à niveau, l’inscription Διαϐασις nous avertit que nous sommes en terre grecque. Un peu plus loin, le bon état des cultures, un certain air d’ordre et de régularité révèle la présence d’une colonie bulgare ; à travers les maïs, nous apercevons la silhouette blanche des femmes courbées sur leur lâche ; elles se relèvent un instant, et nous pouvons distinguer les vigoureux bras nus sous la large manche brodée, le tablier aux couleurs éclatantes, et la robe, ou plutôt la longue chemise relevée sur une jambe de cariatide. Quelques hommes daignent aussi travailler : enveloppés de blanc des pieds à la tête, ils ont l’air de Bédouins. Voici un village entièrement habité par des Tcherkesses, les meilleurs cavaliers de l’empire. Plus loin, une ville aux trois quarts musulmane : les maisons prennent un aspect rébarbatif. Tandis que, tout à l’heure, les femmes étalaient leur beauté massive avec une parfaite insouciance, ici elles se voilent au passage du train. Trop souvent ce qu’on aperçoit de leur visage donne à croire qu’elles pourraient sans danger montrer le reste. Seules, les toutes petites filles ont le droit de gambader presque nues dans leur pantalon à la turque ; et elles en usent, comme si elles voulaient se dédommager de la contrainte qu’on doit leur imposer plus tard.