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après l’avoir menacé de leur épée; — sur ces peuples à l’humeur turbulente qui gravitaient dans le cercle de la vieille civilisation. Les Turcs comprirent qu’il fallait couper les racines avant d’abattre l’arbre, et conquérir les Balkans avant de s’asseoir à la Corne-d’Or. Ils vinrent chercher les Serbes entre Uskup et Prizrend, comme au nœud central de la péninsule. La bataille de Kossovo fut, pour ces braves populations, un Marathon à rebours, mais non moins glorieux que l’autre : l’Europe y succomba dans une lutte inégale contre l’Asie. Soixante-quatre ans d’avance, cette défaite prépara la chute de Constantinople. Le vieux chêne tenait encore, mais il était miné. Plus tard, la résistance héroïque et isolée d’un Scanderbeg est un brillant épisode, ce n’est point une date. Un instant, les Turcs furent distraits de leur dessein par l’apparition des Mongols. Après la bourrasque, ils le reprirent précisément au même point : le second grand coup de hache fut encore donné à Kossovo. En 1448, un autre sultan Mourad traversait ces mêmes vallées pour écraser au même endroit une autre armée chrétienne, où, cette fois, des Allemands coudoyaient des Hongrois. Cinq ans après, Constantinople tomba. Dorénavant, les armées devaient négliger ces défilés où s’était décidé le sort d’un monde : elles se heurtèrent sur le Danube ou dans les plaines de Hongrie. D’autres noms de batailles retentirent douloureusement jusqu’au fond de l’Europe. Kossovo oublié ne survécut que dans les complaintes mélancoliques des Slaves méridionaux. En 1878 et en 1885, lorsque les Serbes parlaient de la vieille Serbie, j’ai vu des curieux chercher vainement sur la carte cette terre inconnue, qui fut à la fois le berceau et la tombe de la grandeur d’un peuple.

Retournons maintenant le tableau ; interrogeons les descendans de ces vaillantes races sur le terrain même de leur vieille épopée. Il n’est pas d’endroit plus favorable pour comprendre leur singulière destinée. Ailleurs, Serbes ou Bulgares, Slaves du Nord ou de l’Est, ont secoué leur torpeur. Ils sont entrés bon gré mal gré dans le mouvement moderne. Ici, les peuples sont restés en présence, immobiles sur leurs anciennes positions, artisans déroutés d’une œuvre interrompue. Voilà des Albanais, voici des Bulgares; les Serbes ont reflué vers le Nord[1]. Chaque groupe vit à part, retranché

  1. On est surpris de rencontrer si peu de Serbes proprement dits dans l’ancienne Serbie. Le mouvement d’émigration qui les poussa vers l’Autriche au XVIIe et au XVIIIe siècle compromit leur avenir politique en les éloignant de leur véritable centre, et laissa la place libre aux Albanais musulmans. D’autres se confondirent avec les Bulgares pour échapper à l’animosité du vainqueur. On assure qu’aux environs d’Uskup, il suffit de gratter le Bulgare pour découvrir un Serbe. J’ai accepté les dénominations courantes, en évitant de me prononcer sur ces querelles de race, souvent bien subtiles. Pour les débrouiller, il faudrait un congrès d’antiquaires et de théologiens.