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dans ses mœurs, dépourvu d’action sur le groupe voisin moralement isolé, privé des mobiles supérieurs qui, jadis, le poussaient à modifier son sort. Ce sommeil de cinq cents ans a laissé à chaque peuple ses traits essentiels, mais en leur imprimant un caractère à la fois enfantin et vieillot. Vieux, ils le sont par la lenteur, par le dégoût du changement, par l’obstination ; — Enfans, par la sauvagerie et par l’ignorance, car ils ont encore la charrue, le costume et les idées du temps de Mahomet II. C’est ici le palais de la Belle-au-bois-dormant. Tout le monde connaît le beau dessin de Gustave Doré : cette légion de chevaliers d’hommes d’armes, de valets, éternellement fixés dans le geste qu’ils ébauchaient au moment du coup de baguette, tirant l’épée, tenant la hallebarde d’une main appesantie par le sommeil, ou bien endormis sur leur fardeau, tandis que des lianes s’enroulent autour de leurs jambes ; la nature seule continuant son travail dans l’immobilité universelle et désagrégeant les marbres des portiques sous la poussée d’une végétation parasite. Image parfaite de ce pays : à la surface, tout se meut; en réalité tout dort. Ne vous laissez tromper ni par le spectacle animé des rues étroites et populeuses, ni par le bourdonnement de ruche d’abeilles qu’on entend au bazar, ni par le va-et-vient de cette foule bigarrée, qui chante ou rit, barbote dans la rivière ou jase sur les bords, monte ou redescend la courbe exagérée d’un vieux pont tout ébréché. En vain les féredjés succèdent aux fez, les culottes aux jupons, les couleurs aux couleurs; en vain les ânes, chargés de légumes et de fruits, entament des dialogues philosophiques avec des mendians déguenillés. Tout cela n’est qu’un rêve, comme la valeur tapageuse de l’Albanais, comme la patience muette du Bulgare, si vraiment l’éveil des peuples consiste dans la poursuite d’un idéal commun, supérieur aux appétits individuels.

De là un désaccord perpétuel entre l’apparence et la réalité ; on dirait qu’on ne peut rien toucher qui ne s’écroule et ne tombe en poussière sous les doigts. De loin, on voit une citadelle au profil imposant; de près, ce sont des murs ruinés, mal recrépis à la chaux. La seule partie solide consiste dans les larges assises posées par les Vénitiens. De loin, on aperçoit une belle mosquée dont les coupoles dominent la ville ; de près, une lèpre d’abandon défigure les abords de l’édifice. Toute la ville elle-même, fraîche et pimpante au dehors, est au dedans cloaque ou cour des miracles. Il semble qu’on l’ait une fois tracée, bâtie, embellie, puis livrée pour toujours aux injures du temps et des hommes.