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Ce serait, du reste, une erreur de croire que chrétiens ou musulmans soient mécontens de leur sort. L’oppression des Turcs, voilà encore une légende à laquelle il faut renoncer. Je ne nie pas qu’il se soit rencontré, dans la suite des âges, des pachas avides et cruels, et qu’il n’y ait encore des fonctionnaires prévaricateurs. Mais ces fléaux jouent le rôle de la tempête ou de la grêle : on courbe la tête un instant, puis l’on reprend son train ordinaire. Le grand point pour ces gens-là, c’est d’être maîtres chez eux, maîtres dans leur tribu, dans leur famille. Or, en matière de vie privée, les Turcs sont bons princes : jamais vainqueurs n’ont été si peu curieux des sentimens ou des mœurs des vaincus. Il s’est fait une espèce d’accord tacite entre les maîtres et les sujets, moyennant lequel les premiers ne s’occupent pas des affaires domestiques, ni les seconds des affaires de l’empire. Cet étrange contrat social paraît satisfaire tout le monde, si ce n’est peut être la chose publique. Mais qui pense à elle ? Les oiseaux du ciel ne filent ni ne tissent, dit l’Écriture, et cependant ils vivent. Ils bâtissent même des nids au milieu des ruines.

N’allons donc pas nous imaginer que les peuples de Macédoine attendent impatiemment un libérateur. La plupart s’accommoderaient très bien du régime turc, si on ne leur cornait aux oreilles qu’ils ont une destinée à remplir. Il en est de leur existence comme de ce beau jardin qui disparaissait tout à l’heure derrière des murs délabrés, mais dont nous distinguons maintenant les ombrages opulens du haut de la forteresse. On peut y abriter une vie tranquille et contemplative. Sortons de la ville et asseyons-nous au bord de la route ; regardons les gens qui passent : quelle placidité, quel air satisfait ! Voici d’abord un fonctionnaire à cheval, avec son ombrelle, grave et gras comme un mandarin. Il a évidemment horreur de toute locomotion, et ne presserait jamais le pas de sa monture. Non loin derrière lui chemine toute une famille bulgare : le père est à cheval, les jambes pendantes ; il porte un petit enfant comme un sac de farine en travers sur ses genoux ; cinq ou six femmes trottent devant lui dans la poussière, les jeux baissés, filant leur quenouille. Elles sont belles ainsi, dans leurs tuniques simples et droites, dans leur attitude de femmes robustes et soumises. C’est le tableau de l’autorité patriarcale et de la tyrannie naïve de l’homme sur sa compagne. Allez donc démontrer à ce père de famille qu’il doit céder son cheval à l’être plus faible et plus fatigué ! Il vous enverra promener, vous, vos homélies et votre civilisation. Il aime bien mieux ce fonctionnaire turc, qui ne se retourne même pas, qui ne lui demande plus rien quand il a payé son tribut. Attendons encore un peu : voici venir une musulmane, seule, à pied, le bâton à la main.