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un trait de caractère. Les Turcs, à l’apogée de leur grandeur, n’étaient pas plus soigneux de leur bien. Lisez les voyageurs du XVIIe siècle par exemple la relation d’un médecin lyonnais qui visita Constantinople à l’époque du siège de Vienne : il remarque que les remparts de la ville sont en ruine, et qu’ils n’ont point été réparés depuis les empereurs grecs. Même insouciance dans la vie privée des Osmanlis. On me montre avec orgueil, aux environs d’Uskup, le château d’un ancien gouverneur : ce pacha est encore vivant, il administre quelque part un vilayet; son château, qui a seulement vingt ans de date, paraît abandonné, vieux avant l’âge. Les cuisines immenses, pourvues de fourneaux modernes, sont converties en étables et remplies de fumier. D’autres dépendances, absolument vides, ressemblent à des repaires de fauves. Dans la pièce principale, toutes les vitres sont brisées. Les peintures décoratives assez grossièrement tracées sur un léger enduit de plâtre, se détachent du plafond. Seul, le mur d’enceinte est intact, avec ses créneaux et ses meurtrières dirigées contre la campagne, comme pour témoigner de l’insécurité qui environne ici la moindre tentative de luxe. Nos châtelains du moyen âge n’étaient guère plus sûrs du lendemain; cependant ils bâtissaient pour l’éternité. Ce défaut de sécurité est une suite de la même insouciance. Si l’Albanie tout entière remuait, les Turcs enverraient une armée, ils décapiteraient les chefs. De temps en temps, ils organisent une petite expédition contre le brigandage lorsqu’il devient trop gênant. Mais ils n’ont, pas le goût de faire la police des routes et de réprimer les attentats isolés. C’est une des principales raisons qui arrêtent le développement d’un pays naturellement fertile. On n’engraisse pas sa terre, on ne répare pas sa maison quand on risque de moissonner pour le vol ou de réparer pour l’incendie. J’ai vu les paysans bulgares monter la garde autour de leurs melons dans les champs. Ils bivouaquaient là et passaient la nuit, autrement adieu la récolte! C’est l’état de guerre en permanence, avec le calme extérieur de la paix.

On demandera peut-être le pourquoi du pourquoi, la cause de cette funeste disposition à l’incurie. A mon avis, les Turcs ont passé trop vite, et sans transition suffisante, de l’état nomade au rôle de conquérans, des steppes de l’Asie centrale à ces rivages à la fois malheureux et favorisés, où ils n’ont eu qu’à se baisser pour cueillir les fruits de trois ou quatre civilisations. Il leur a manqué ces longs siècles d’efforts obscurs qui ont fait des Gaulois ou des Germains un peuple d’agriculteurs, et les ont lentement préparés, soit comme vaincus, soit comme vainqueurs, à rajeunir la sève de l’empire romain. Je ne vois pas un seul moment dans l’histoire où