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cette race ottomane, aussi bien douée que nulle autre, ait appris la loi du travail. Elle a profité de celui des autres. Pour comble d’infortune, la différence de religion et de mœurs était telle, qu’il n’y avait point de rapprochement possible entre vainqueurs et vaincus. Les Osmanlis ont perpétué comme à dessein leur isolement au milieu des populations soumises, mais non assimilées. Aujourd’hui encore, ils redoutent si fort le contact des infidèles, qu’ils n’admettent pas les chrétiens dans leur armée.

C’est dans ce sens qu’on a dit que les Turcs étaient campés en Europe. Le mot leur cause une vive irritation. Ils font observer qu’ils avaient passé le Bosphore lorsque le roi d’Angleterre se faisait sacrer à Reims, que les Habsbourg commençaient à poindre, et qu’il n’était même pas question des Hohenzollern. On ne conteste ni l’antiquité du sang d’Osman, ni même la durée de l’empire : c’est le secret de la Providence. Seulement les Turcs se comportent comme s’ils ne croyaient pas à leur propre durée. On leur reproche, et non sans raison, de ne pas gérer leur patrimoine en bons pères de famille. Pour inspirer confiance, il faut en montrer soi-même. Il faut bâtir en pierres de taille, et non en mauvais plâtras, sur le roc et non sur le sable. Il faut renoncer aux anachronismes et aux fictions, traiter sur le même pied les raïas et les musulmans, appeler les chrétiens sous les drapeaux, leur enseigner l’amour de l’empire en les conviant à se faire tuer pour lui : le patriotisme, chez les nations civilisées, n’a pas d’autre origine. C’est une plante qui a poussé sur les champs de bataille. Hélas ! cette régénération de la Turquie, combien de diplomates l’ont conseillée, combien de grands hommes l’ont rêvée ! Fuad-Pacha, Ali-Pacha sont morts à la peine. L’ouverture d’une nouvelle voie ferrée sera peut-être plus efficace que la volonté d’un ministre pour vaincre cette résistance passive et sourde qu’une vieille civilisation asiatique oppose aux ordonnances des médecins.

Du reste, on ne doit pas perdre de vue qu’en temps de crise les défauts des Turcs se tournent souvent en qualités : l’habitude de sacrifier l’accessoire au principal, le dédain des commodités de la vie, le mépris de la mort, le don d’improviser les moyens d’attaque ou de défense, l’état rudimentaire d’une intendance dont la tâche se trouve simplifiée par la frugalité des troupes, par-dessus tout cette méthode sommaire et hautaine qui n’est jamais plus à son aise que dans l’extrême péril, voilà ce qui fait la force des armées ottomanes. Si on les pousse dans leurs derniers retranchemens, elles réservent encore plus d’une surprise à l’Europe. Dans le terrible jeu de la guerre, un peu de barbarie a du bon. Ce serait errer gravement que de prendre l’état intérieur de l’empire pour la mesure exacte de sa puissance.